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Sur le Réel

Une transcription de l’intervention de Solange Faladé au congrés de l’EFP à Rome en octobre 1974

Octobre 1974
Document de travail

"Je remercie le Docteur Lacan qui vient d’ouvrir notre congrès.

C’est le réel qui ouvre les travaux du congrès. Je voudrais vous dire que ce travail est un travail en cours, qu’il est loin d’être arrivé à ce point d’achèvement qui donne sensation de plénitude comme pourrait avoir seul le réel, lui qui ne manque de rien.

Fallait-il alors prendre le risque aujourd’hui de débattre devant notre assemblée ? Nous ne répondrons pas à cette question, mais nous pouvons répondre de ceci, c’est que c’est l’impossible du réel qui a rendu possible notre rencontre et qui nous a réunis dans cette recherche.

De cet impossible, de ce rien peut-être qu’est le réel, peut-on en parler ? Le réel, nous le savons, avec l’imaginaire et le symbolique, fait trois. N’est-ce pas alors ce triplice qu’il faut considérer ? Au fil des années, Jacques Lacan nous a enseigné que, au départ et d’emblée, il y a pour l’être parlant - je souligne : pour l’être parlant, c’est-à-dire pour le sujet qui nous intéresse, nous psychanalystes, parce qu’il parle, - il y a donc dès le départ le réel, le symbolique et l’imaginaire, l’imaginaire se distinguant du symbolique et du réel, et c’est aussi là un point à souligner.

Au départ, il faut, bien entendu, entendre ceci, que c’est dès l’entrée en jeu du symbole, dès l’acquisition du langage, même si ce n’est pas encore le langage articulé, la parole ; mais avant le langage, qu’y a-t-il ?

Pendant la période de sa vie où le petit de l’homme est infans, il y a le réel, répond Jacques Lacan, il y a le réel et rien que le réel ; réel primitif précise-t-il ici, réel non symbolisé dit-il ailleurs.

Cette catégorie du réel est essentielle à introduire, à isoler ; la clinique nous y oblige d’une part, et d’autre part nous savons que ne pas donner sa place au réel dans la cure analytique peut conduire parfois à des catastrophes, souvent à de fâcheuses méprises. Telle l’observation d’Ernst Kris que Jacques Lacan nous a commentée à maintes reprises. Le fait pour le patient d’aller manger des cervelles fraîches au sortir de la séance après l’intervention de son analyste est, nous dit-il, un acting out qui est l’équivalent d’un phénomène hallucinatoire du type délirant, l’analyste étant intervenu avant que son patient ne fût parvenu sur le point de pouvoir introduire le registre symbolique ; ce que l’analyste lui a dit était donc resté dans le registre du réel.

Le réel ne peut pas non plus être négligé dans les articles de Freud, comme le montrera Jean-Pierre Bauer. Si nous prenons par exemple l’article « Die Verneinung », à propos de ce qui est ausstossen, de ce qui n’est pas admis à l’intérieur, de ce qui est exclu, de ce qui reparaît à l’extérieur, c’est bien de réel que Freud parle.

On peut se demander alors : pourquoi Jacques Lacan a-t-il nommé cette Ausstossung : « réel », pourquoi n’en a-t-il pas fait un mythe, comme l’avait avancé Hyppolite dans son commentaire ?

On peut, je crois, appliquer à Lacan ce que Freud écrivait à son ami Wilhelm Fliess le 5 novembre 1897, disant à son propre sujet : « On reste toujours l’enfant de son siècle ». Et je poursuivrai ainsi, modifiant quelque peu la phrase de Freud : certains peuvent, de ce qu’apporte leur siècle, faire leur bien le plus personnel. Telle la notion de signifiant dans l’enseignement de Lacan, l’usage qu’il fait de la topologie par exemple. Et c’est ce que Mikkel Borch-Jacobsen s’efforcera de développer.

Donc pour le bébé infans, il y a le réel. Le réel, qu’est-ce que c’est ? C’est le monde extérieur, le monde extérieur qui entoure l’enfant et qui l’intéresse vivement ; il ne regarde que ça. Le réel est loin d’être le chaos et n’est pas une masse informe. Le monde extérieur est habité de formes, de formes que le bébé retrouve à la même place, tout du moins certaines d’entre elles. En effet, au moment du nourrissage se retrouvera une même forme qui l’emplira et apaisera sa faim, forme qui disparaîtra une fois que lui bébé sera repu, sa faim apaisée.

Cette forme se retrouve toujours là lorsqu’il ressent quelques malaises, le plus souvent traduits par un cri qui n’est pas encore une parole, qui n’est pas encore le langage ; et pourtant on peut déjà dire que cette émission vocale, cette vibration des cordes vocales, ici encore absolument asignifiante, contient déjà en elle tous les signifiants possibles. L’articulation motrice de la bouche qui accompagne l’émission vocale est déjà ce qui, dans un temps ultérieur, deviendra parole. C’est là une véritable ébauche de la parole.

Donc cette forme de réel comblante, nourrissante et apaisante prendra sur les autres formes de réel qui se présentent à lui une place privilégiée. La disparition de la forme, puis son apparition à nouveau, rythmeront la vie du bébé ; cette alternance, apparition puis disparition de la forme, conduira l’enfant à entrer dans le jeu du symbole. Présence sur fond d’absence, souligne Jacques Lacan.

Cette forme du réel privilégiée, nommons-la, c’est la mère, la chose, das Ding.

D’autres alternances du monde extérieur, c’est-à-dire du réel, vont marquer la vie du bébé ; le temps consacré au sommeil est grand au début de la vie, vous le savez. L’enfant est véritablement plongé dans la nuit dont il sera tiré un court moment, lors du nourrissage et des soins corporels pour y retomber à nouveau apaisé. Cette alternance de la nuit et du jour est d’une grande importance et très vite, ce jour qui succède à la nuit aura une place de plus en plus grande dans la vie de l’enfant, de telle sorte que, sur fond d’absence de jour, le jour finira par être appréhendé comme quelque chose de distinct de toutes les formes qui le peuplent.

Pour l’homme des premiers temps de l’humanité, comment s’est constitué le réel ? Il est bien difficile de savoir à quel moment le langage est apparu sur terre et comment l’homme en a fait l’acquisition. Il est presque certain qu’il y a eu une période de l’histoire de l’humanité que l’on peut qualifier d’infans. Les formes de la nature, soleil, lune, étoiles, les astres en un mot étaient toujours retrouvés à la même place. Et il était essentiel qu’elles fussent toujours retrouvées à la même place pour que l’ordre soit préservé. D’où la naissance de tout un rituel créé par l’homme, invoquant d’autres éléments du réel que sont les dieux, afin que certains phénomènes naturels se manifestent en leur temps.

Pour l’homme, les saisons se succèdent et reviennent inchangées. Bref la nature qui l’entoure s’impose comme une horloge qui tourne, que l’homme soit là ou pas.

C’est sur cette horloge que l’homme n’a pas eu à régler, que lui, l’homme, va se régler. Et ainsi, apparaît que ce temps, cet espacement qui s’imposent à l’homme sont bien des éléments du réel. Et de cette exactitude de la nature aux différents rendez-vous, l’homme créera les sciences exactes, sciences du réel.

Toujours à la même place, que l’homme soit là ou pas, le réel est pensé par ce dernier comme étant déjà là de toute éternité. Le réel, donc, est aussi ce qui est déjà là. Ceci veut dire que les symboles, le langage, le discours qui préexistent sont pour le bébé du réel jusqu’à ce que lui, ait, pour son propre compte, recréé le symbole, réinventé le jeu symbolique, C’est par ce processus de symbolisation que la structure du réel avec lequel nous avons des rapports étroits sera connue.

Cette structure est différente de celle du symbolique puisque celle-ci - la structure du symbolique - est d’ordre, alors que celle du réel est d’impossible. Et c’est parce que le réel s’est imposé à nous psychanalystes, avec cette structure, avec ses caractéristiques, que la psychanalyse n’est pas un idéalisme, et ce sera le propos de Guy Le Gaufey.

Ce sont ces formes du réel évoquées rapidement, corps humain et en particulier la mère, formes de la nature, soleil, lune, qui seront les premiers symboles tout naturellement trouvés par l’enfant. Les images de ces formes symbolisées se superposeront d’emblée aux symboles et devront pourtant en être distinguées. Le registre imaginaire est distinct de l’ordre symbolique et du réel.

Le phénomène du déjà-vu par exemple peut éclairer ceci. Ce phénomène peut être expliqué par le fait que certaines formes du réel perçues par le sujet et qui ultérieurement n’ont pas été reconnues au cours de la symbolisation, vont revenir, vont faire irruption dans la vie du sujet sous la forme du vu. Ce qui du réel, a été perçu sans pouvoir être reconnu ultérieurement, réapparaîtra dans le registre de l’imaginaire.

On peut également rapprocher de ce phénomène du déjà-vu le rêve de l’Homme aux Loups, abstraction faite naturellement de l’angoisse qui accompagnait ce rêve. Ces loups, on peut penser que ce sont des images, des formes du réel entrevues très précocement, à un âge - six mois et demi, un an semble-t-il - où ce qui se passait, le coït des parents, ne pouvait être intégré par l’enfant ; mais secondairement (nachträtiglich), ce qui a été vu a joué comme traumatisme, parce qu’au moment où il aurait fallu, le mot qui aurait pu donner sens à ce qu’il avait vu, ce mot ne lui a pas été donné ; Jacques Lacan dit qu’il n’a pas eu le mot de passe.

La symbolisation seule donc permet de connaître le réel, et c’est dire l’importance du langage, et c’est ce qu’Éric Laurent devait tenter de vous montrer (mais je crois qu’il fait partie du train qui n’arrive pas). S’il est là, il tentera de montrer les rapports du langage et du réel, et tout particulièrement ce que le langage recueille des traces du réel.

Comment s’opèrera cette symbolisation du réel ? C’est là l’étape capitale dans la structuration du sujet. Quelle partie du texte à dire choisira-t-il de dire de ce discours qui lui est présenté ? On comprendra alors que si dans le pré-texte qui lui est donné, un signifiant essentiel vient à manquer, lui le sujet ne pourra le faire figurer dans son texte ; d’où forclusion. Qu’est-ce qui ne sera pas admis à la Bejahung primordiale ? Qu’est-ce qui en sera retranché ? Comment se fera ce retranchement ? Comment au cours du processus de symbolisation se noueront les trois espaces réel, symbolique, imaginaire, ainsi créés par l’entrée en leu du signifiant dans le réel ? Noeud olympique ou noeud borroméen, névrose ou psychose, tel est l’enjeu.

Qu’en sera-t-il de cette forme privilégiée, das Ding ? Ce sont là questions essentielles. Le texte qui est en train de se dire, que le sujet est donc en train de dire, ce discours qui se constitue, c’est le coup de ciseau dans le réel qui, à l’instar de la coupure dans la bande de Moebius modifiant les rapports, permettra de saisir ce qui jusque là ne pouvait pas être saisi. Ce coup de ciseau fait dans le réel va donner le jour au sujet et va laisser choir un lambeau du réel, cet objet a qui n’a plus rien à voir avec la structure du réel.

Parlant du réel du sujet, il nous faudrait aborder ici - mais nous n’en aurons pas le temps - le réel propre du sujet, le constitutif, le biologique, tout ce qui est du préverbal, intelligence comprise, et qui, par le procès analytique, pourra être éclairé mais non pas repris, je veux dire que ce qu’il a eu en partage, le sujet pourra, dans sa destinée particulière, lui donner signification mais il ne pourra pas changer ce réel. Ceci restera dans le domaine, dans le registre du réel.

À propos de ce réel propre du sujet, de ce constitutif, j’aimerais quand même pouvoir, si c’était possible, engager à nouveau certaines discussions et modifier certaines prises de position sur les rapports de la psychanalyse et des maladies somatiques - je dis bien somatiques - car les maladies psychosomatiques, (Israël hier nous en a parlé) touchent électivement les organes qui peuvent entrer en jeu dans la relation narcissique qui structure et le rapport imaginaire du moi à l’autre, et la constitution du monde des objets c’est-à-dire qu’elles ont quelque chose à voir avec réel ; et ces maladies psychosomatiques, dit Jacques Lacan, et il insiste, sont en dehors du registre des constructions névrotiques. Il me semble que ce serait là un thème à reprendre et à rediscuter.

Toujours à propos de ce réel propre du sujet, que peut-on espérer de la présence du psychanalyste auprès de ces malades atteints d’un mal inexorable dont l’issue fatale ne peut être mise en doute ? Que peut apporter la mise en jeu de la psychanalyse dans ces cas là ? Ce réel implacable peut-il être repris, reconstruit grâce au processus analytique ?

Un dernier point enfin : que peut-on penser de l’attitude de certains psychanalystes devant l’éclosion de maladies, organiques survenant au cours de la cure, attitude qui leur fait considérer, un peu abusivement me semble-t-il, ces maladies comme des manifestations névrotiques, évitant peut-être ainsi de se souvenir que ce corps peut être touché dans sa matérialité par la maladie et que mortel il est. Tout porte à croire que ce que l’on veut oublier à l’extrême limite, c’est cette autre forme de réel que nous sommes appelés tous à devenir, j’ai nommé le cadavre.

Nous avons vu chemin faisant que le réel ne peut avoir d’existence que par le signifiant. Et pourtant ce réel est toujours là, et c’est de par son insistance que chez le névrosé le rendez-vous sera toujours manqué, la rencontre n’aura jamais lieu. En effet, le névrosé ne sait pas que son avènement en tant que sujet est dû à l’effacement des traits de la Chose, de das Ding, et c’est cet effacement qui crée le signifiant. Ce que le névrosé veut à tout prix, c’est effacer ce signifiant, c’est retrouver ce réel qui était à l’origine.

Si l’impact du réel peut être difficile à saisir chez le névrosé, le phénomène psychotique permet, lui, de mieux saisir ce qu’est l’apparition du réel dans la vie du sujet, en particulier le délire, mais aussi ce phénomène, cette hallucination par exemple de l’Homme aux Loups qui nous a été commentée à plusieurs reprises, hallucination qui s’est produite à un moment où l’Homme aux Loups ne pouvait pas être considéré comme psychotique, et pourtant ce phénomène peut se rapprocher du délire.

Le délire en effet - ou l’hallucination - est cette autre chose qui surgit dans la vie, dans la réalité du sujet ; et là je profite de ce mot de réalité que je viens de prononcer pour bien montrer que la réalité et le réel ne sont pas la même chose, ne se recouvrent pas. La réalité, nous a dit quelque part Lacan en y insistant, est ce montage du symbolique et de l’imaginaire, le réel étant déjà là.

Donc dans la réalité du sujet va s’ouvrir cette autre chose que le sujet ne peut relier à rien, puisqu’il n’est jamais entré dans le processus de symbolisation. Ce quelque chose que le sujet n’a jamais intégré se présente à lui ainsi : sous le registre de la signification, le sujet sait bien que ça signifie quelque chose, le sujet sait bien que ça le concerne, mais il ne peut renvoyer ce qui, là, lui apparaît, à rien.

Ici, je suspens mon propos et je reprendrai, je pense, en un autre temps et en un autre lieu ce que j’ai à rapporter encore de ce travail entrepris en hommage à Jacques Lacan qui, certain soir de janvier 1973, après sa longue et harassante journée, alors que je venais à peine de lui en faire la demande, n’a pas hésité toutes affaires cessantes, à m’apporter trois énormes volumes de son séminaire de l’année 1954-55, séminaire sur le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, et c’est ce séminaire de cette année 1954-55 qui m’a aidée à comprendre ce qu’est le réel, ce réel qui alors, de tout son poids venait de se manifester à moi.

C’est maintenant Jean-Pierre Bauer qui va nous parler de ce qu’on peut trouver, du réel, dans les articles de Freud, même si ceci n’est pas appelé « réel » par Freud."