6 avril 1997
Document de travail
"Je vais donc parler du geôlier de Mandela, et de sa rencontre avec Mandela, de ce que lui même nous en compte dans ce livre intitulé Le regard de l’antilope. (1)
James Gregory est son nom. II a été choisi pour s’occuper des prisonniers politiques parce qu’il était un des rares à parler une langue africaine. Il en parlait même deux, dont la langue de Mandela. Il a accepté d’aller s’occuper de ces prisonniers qui étaient pour lui de véritables dangers publics, qui lui avaient été décrits comme des bêtes sauvages, des fauves, des sans-lois qui étaient prêts à détruire ce pays, l’Afrique du Sud, où il était né, auquel il était attaché. Ses parents et ses grands-parents y étaient venus. Depuis deux siècles, on vivait là, lui et sa famille.
Donc il vient, non pas du tout en ami. Il vient pour combattre ces hommes. Il a foi en la propagande qui fait croire que ces hommes éventrent, pillent, tuent, sans égard envers qui que ce soit, et que, donc, les gardiens, là où ils sont, doivent tout faire pour les démoraliser et les déshumaniser.
Donc, il vient dans cette île, avec sa famille - jeune famille puisqu’il s’est marié depuis peu, il est jeune, il a 24 ans - et avec l’intention de faire son devoir.
Il rencontre ce groupe dans le quartier qui leur est réservé alors qu’ils font la promenade et, le gardien chef, qui doit faire la présentation, lui montre ces « enfants de rien » et lui désigne nommément Mandela. Cet homme qui est intègre par ailleurs, nous le verrons, les salue, répond à leur salut, mais ce qui l’étonne lui-même, c’est ce qui de l’inconscient se rappelle à lui, c’est ce salut zoulou qu’il adresse à Mandela. (2) Dans ce que j’ai cru comprendre, ce n’était pas un simple salut amical, c’était aussi une façon particulière de saluer un chef. Lui-même est troublé par ce qui vient de se passer. Il est troublé par ce qu’il voit. Il s’attendait à rencontrer de l’agressivité. Il s’attendait à rencontrer des hommes qui n’étaient pas des hommes, et que voit-il ? Des personnes qui, malgré leur condition de prisonnier, leur condition dure, de prisonniers, devisent entre eux, apparemment sereins.
La première journée, il la passe avec eux mais il se méfie en quelque sorte de lui-même, de cette réaction qui l’a surpris. Il est un peu à l’écart, il les voit déambuler, parler, mais il ne se mêle pas à eux. Le soir, il est chargé de les faire rentrer dans leurs cellules, ce qu’il fait. Et il est tout à fait étonné d’entendre ces hommes qui sont cultivés, qui parlent philosophie, mathématiques d’une cellule à l’autre, parlent politique. Bref, ce n’est absolument pas ce qui lui avait été décrit. Donc, cette première rencontre est véritablement un choc.
Et je vais essayer de reprendre ce qu’a été ce contact avec Mandela et tous ces prisonniers politiques, sous l’angle du temps logique de Lacan.
II y a cet instant de voir. Il vient de voir ce tableau et il est vu d’une certaine façon par ces hommes qui le regardent. Et à partir de ce moment-là, à son insu, va se mettre en place quelque chose qui le dépassera lui-même dans 24 ans.
Qui est James Gregory ? Lui-même nous dit qui il est. Il est né dans un pays zoulou où ses parents, grands-parents, arrière-grands-parents, bref…celui qui est venu d’Écosse a pu s’établir. Ce Gregory premier venu là-bas, on ne savait pas trop si c’était un criminel ou pas, si c’était effectivement parce qu’il n’avait pas pu avoir la main de la dame qu’il désirait, bref. Il avait dû fuir son pays et avait trouvé asile dans ce coin du globe, dans cette Afrique du Sud. C’est un point que je voudrais faire remarquer au passage, bien des Blancs, des Européens, qui sont venus en Afrique du Sud, étaient à la recherche d’une terre d’asile. Pour des raisons diverses, ils avaient dû quitter leur pays, que ce soit pour des raisons religieuses ou autres et ils avaient trouvé cette terre qui leur semblait être terre d’accueil.
Donc, lui, James naît dans ce coin du pays zoulou. Ses parents, nous dit-il, étaient des fermiers, son père était un homme sérieux, sa mère était, je ne dirais pas rigide, mais enfin, d’une rigueur pour tout ce qui doit être en ordre, qui est peut-être plus que rigueur. Il leur avait fait savoir qu’il était intéressé par la chasse, par beaucoup de choses que les adultes faisaient, mais il ne recevait aucune réponse de ses parents, aucune réponse des adultes. Un jour, il voit, venant à lui, un jeune Zoulou à peu près de son âge, Bafana, qui lui dit : " Est-ce que tu veux que je t’apprenne à chasser ? " (3)
On peut déjà se demander comment Bafana a pu savoir que c’était là, la demande du fils du maître ? Alors, ça c’est facile, nous sommes en Afrique, il y a les nouvelles que le vent apporte. La domesticité de la famille de Gregory habitait le Kraal, les fermes qui étaient aux alentours, et quelqu’un a du dire : " Le fils du patron aimerait bien aller chasser" et Bafana s’est présenté.
Mais, lui, Gregory nous dit que quand il a vu ce garçon, il s’est dit que, vraiment, c’était celui qui lui convenait et il a accepté tout de suite. Ils sont partis dès ce jour chasser. Il a accepté qu’on lui apprenne à vivre comme vit un petit Zoulou.
Je m’arrête un instant pour dire que ce qui s’est joué là dans ce clin d’oeil (4), dans ce regard porté sur Bafana, peut nous faire penser que,Gregory marqué de ce que lui avait apporté vraisemblablement une de ses nourrices noires, marqué de cela, avait pu être sorti de cette détresse, de ce désarroi de l’enfant. Ceci a fait qu’une marque s’est imprimée. Cette matrice de l’idéal du moi dont parle Lacan, pour lui, était faite aussi de ce que les femmes noires avaient apporté alors qu’il était dans cette détresse (5) de l’infans. Et que l’on puisse en retrouver dans ce regard, dans cet élan porté à Bafana, peut nous faire penser que le premier contact ne s’est pas passé d’une façon si catastrophique pour James Gregory. Après tout, il n’est pas tellement été étonné que Bafana vienne lui proposer d’aller chasser,
Alors voilà, il va vivre comme un petit Zoulou. Il arrive habillé, avec son short, sa chemise, ses chaussures, et que sais-je... et puis il s’aperçoit que c’est tellement mieux d’être habillé comme un petit Zoulou, et, quand on va en forêt, d’avoir ces espèces de chaussures taillées dans les pneus, et de se confectionner ces habits qui vous permettent d’être à l’aise. Et le voilà qui vit comme un petit Zoulou dans la journée. Il va apprendre à chasser, à pêcher. Il apprend aussi à manger comme ceux du pays, de ce coin, du Kraal. Il lui arrive de ne pas revenir le soir. Il couche avec tous les enfants de ce groupe, il couche par terre, il est très content, il apprend à manger des chenilles. II dit que cela a un goût qu’il n’a pas souvent retrouvé. Il revient aussi quand même chez lui.
Il est étonné parce que, lorsqu’il vient le chercher, Bafana se tient à distance respectueuse au pied de son lit. Et il lui demande : " Enfin pourquoi ne me réveilles-tu pas ? ". Bafana garde une distance entre le fils du patron et lui, quand il est dans la maison du patron. Mais quand ils sont en brousse, c’est tout à fait autre chose.
Une question m’avait été posée au mois de juillet dernier : est-ce que Mandela n’a pas été immédiatement pour Gregory un signifiant maître ou un sujet supposé savoir ? Je ne le pense pas, parce que lui, Bafana, ce qu’il a pu connaître des relations - on vivait en bonne intelligence, c’est vrai - des relations entre ses parents et les fermiers zoulous ne permettait pas que quelque chose d’une égalité ait pu être saisi par lui. En faire un signifiant maître après ce premier coup d’oeil, je ne le crois pas. Pourtant, il avait eu l’occasion de se rendre compte que les Zoulous avaient des connaissances qu’ignorait l’homme blanc, même les médecins blancs. C’était ce vieux sorcier qui était venu le soigner et qui avait réussi à le débarrasser de ce qui le démangeait, alors que la médecine européenne n’y était pas arrivée. Mais, ce sorcier, on ne savait pas qui il était. Il avait disparu. C’était un peu de la sorcellerie. Il avait quelques connaissances, en tout cas, pas scientifiques. Je ne pense pas que dans ce premier coup d’oeil, dans ce clin d’oeil, malgré ce qui de son inconscient s’est fait connaître à lui, il ai mis Mandela en place de signifiant maître. Peut-être que Mandela l’était pour les autres prisonniers. Cela, c’est autre chose. Nous parlons de James Gregory.
Alors, il va vivre heureux quelques années avec son ami Bafana, mais il sait, et c’est une des rares choses venues de ses parents, de son père, il sait qu’il lui faudra aller à l’école et comme il n’y a pas d’école dans ce bled où il vit, il devra aller en ville. Il appréhende ceci, mais enfin, il sait qu’il ne peut pas échapper à cela. Et un beau jour, le voilà envoyé en classe à son plus grand regret. Sa vie n’a plus rien à voir avec ce qu’étaient ses journées. Et il vit, dans un premier temps, chez une grand-mère, rigide on ne peut, qui ne peut comprendre que ce garçon en revenant de l’école, puisse bavarder avec les domestiques noirs. Bref, les choses se gâtent à un point tel que, le père, ses parents, décident de l’envoyer en pension.
C’est un premier tournant dans la vie de Gregory. Il va en pension, et là où il aurait pu penser trouver un "narcissisme des petites différences", puisqu’il y avait là des descendants de Boers et des descendants d’Anglais et que lui-même était un peu Boer par sa mère et Anglais par ce fameux Gregory qui avait fui l’Ecosse, au lieu de ce "narcissisme des petites différences", comme nous dit Freud, il rencontre une véritable agressivité à son endroit, comme il le dit lui-même : "Mes parents m’avaient promis que l’école serait une chose merveilleuse et j’ai trouvé agressivité et solitude". Une véritable agressivité à son endroit car il était, bien que Blanc, considéré comme un étranger et traité comme tel. C’est dire que des coups, il en a reçu ! Il ne se laissait pas faire. Bref, il était mis hors du groupe des autres élèves de ce pensionnat. Il comptait sur ses parents, il espérait leur faire comprendre ce qu’était sa détresse. Mais ses parents ne venaient pas. Les parents estimaient que venir de là où ils habitaient avec leur vieille Ford, non, c’était beaucoup trop de temps, ils avaient autre chose à faire. Bref, ce garçon, de neuf ans, s’est retrouvé dans une véritable solitude face à un groupe qui ne pouvait pas l’admettre. Il était intéressé par la chasse. Il avait toute une expérience qu’il pouvait raconter. Il pouvait parler aussi de ce Gregory qui venait d’Écosse, mais les autres ne l’admettaient pas. Eux étaient intéressés par le cricket, par le golf, mais par rien de ce que Gregory apportait.
Donc, il est pour la première fois, et ce ne sera pas la dernière, confronté avec ce que Freud, dans le chapitre V du "Malaise dans la civilisation" - c’est là aussi où Freud parle du narcissisme des petites différences – il est confronté avec ce que Freud appelle la misère psychologique du groupe qui ne peut accepter aucun étranger au groupe. Donc lui, James Gregory, est rejeté. Ce n’est pas parce qu’il est Noir. Il est Blanc, il est Boer, il a des ascendants des deux côtés. Il se présente comme ne pouvant pas être assimilé par ce groupe d’enfants qui se connaissaient déjà depuis longtemps. Il devait dénoter. Bref, il a été mis au ban de l’école, et d’ailleurs il a fallu le changer plusieurs fois d’école, ça n’allait pas, il n’arrivait pas à travailler.
Il est revenu un certain nombre de fois à sa ferme voir ses parents. Il rencontrait avec plaisir Bafana pour quelques heures, et même quand il disait à Bafana « aller à l’école je m’en passerais bien » Bafana l’encourageait à aller en classe. Et Bafana, un jour, de lui dire : " Mon père m’a dit que quand on avait la chance d’aller à l’école, il fallait y aller." C’est aussi ce qu’on avait dit à Mandela. Et Mandela dit que c’est grâce à cela que, n’étant pas un pauvre Noir, il a pu faire quelque chose pour son pays.
Revenons à James Gregory.
Il fait quelques allers et retours entre les différents collèges où il doit séjourner, aller-retours à cette ferme qu’il aimait tant, où il était si content de rencontrer Bafana. Jusqu’au jour où il rentre, et son père lui dit : " Nous déménageons, j’ai pris une ferme beaucoup plus grande pour qu’à l’avenir toi et ton frère, à l’avenir, vous puissiez..." Enfin, ce sont des parents qui pensent au bien de leurs enfants... James Gregory ne revoit plus et ne reverra jamais plus Bafana. II a beaucoup de mal à en faire le deuil. Il a du quitter à tout jamais ce coin d’Afrique du Sud qu’il considérait être son coin à lui puisque son père, ses grands-parents avaient vécu là. Sa vie continue dans ses différents collèges. Il a eu la chance de trouver un enseignant qui s’intéresse à lui et il s’est mis à étudier.
Et il y a le mouvement qui se met en place du fait de l’apartheid et l’endoctrinement qu’il subit au collège, endoctrinement qui l’imprègne tout à fait : il craint pour son pays, il pense que ces hordes de Noirs vont effectivement les chasser. Bref, il s’engage dans cette milice qu’on avait mise en place. Il va faire le coup de feu pour défendre son pays contre ces Noirs. On leur avait parlé de ce qui se passait au Kenya à ce moment-là, avec les Mao-Mao.
Enfin bref, notre Gregory avait vécu en bonne intelligence, bonne amitié, avec Bafana, Bafana qui était, on peut dire, pendant tout un temps, la moitié de lui-même, le "dimedium animae me " de Virgile. C’était un peu Nisus et Euryale qui allaient main dans la main, chaque jour, pour pêcher, chasser... et voilà que ce Gregory se laisse prendre par cet endoctrinement et toute sa vie, jusqu’à sa rencontre avec Mandela, sera uniquement consacrée à se défendre, à prendre les Noirs pour de véritables ennemis.
Il fait son parcours, il étudie, il mène des études brillantes et il rentre au Ministère de la Justice. Il est remarqué et le doyen le pousse à faire des concours en lui promettant un poste intéressant à Pretoria. Bref, il y va, il réussit ses concours et s’aperçoit que cette place qui lui était promise ne sera pas pour lui.
Alors, ce James Gregory est confronté une fois de plus pour ce qui est du grand Autre, au "sans-foi" du grand Autre, que ce soit avec ses parents qui n’ont jamais su comprendre quelle était sa douleur, que ce soit avec ce doyen qu’il pensait non pas prendre pour un père, mais pour un aîné. Bref, il se retrouve à devoir se débrouiller seul, seul à un point tel que, lorsqu’il décide de quitter cette ville et qu’il en fait part à ses parents, ses parents viennent lui dire au revoir, lui apporter des provisions et l’accompagnent à la gare, il monte dans le train et puis, comme bien souvent on le fait, il se met à la portière pour dire encore une fois au revoir et… ses parents ont déjà disparu.
Alors là, pour lui, ça a été un coup qui a marqué pour toujours ses relations avec ses parents. De ses parents, ce qu’il a gardé, c’est véritablement ce surmoi féroce et obscène, comme nous dit Lacan. Le surmoi venant de la bouche du père, de la mère, de cette grand-mère : il faut aller à l’école, il faut réussir. Ils auraient espéré qu’il reviendrait à la ferme, mais pour lui, il en n’était plus question. Il pensait réussir dans l’administration. Bref, il n’a gardé que cela.
Il faut quand même vivre. Il fait différentes choses et, en allant voir sa soeur, il rencontre celle qui allait devenir sa femme. Il se passe à peu près ce qui s’est passé pour Bafana : au lieu que ce soit de l’ordre d’une identification du troisième type, désir hystérique, se met en place cet amour, avec ce que Lacan nous pointe et qui vient véritablement être du côté de l’amour, cet objet, qu’un autre objet ne remplace pas. C’est à dire qu’il ne s’agit pas là d’un objet métonymique, ce n’est pas un objet qui a un trait tel que, retrouvant ce trait sur une autre, il y aurait toute une série de femmes qui pourraient venir là, comme Freud dans "Psychologie de la vie amoureuse" nous le pointe. Pour certains, le choix d’objet, c’est une série de femmes ayant le même trait, objets métonymiques, nous dit Lacan. Ce n’est pas ce qui vient de se passer pour lui. C’est un peu de l’ordre de : c’est Gloria et ce ne sera personne d’autre, en tout cas, pour le moment. Et c’est avec Gloria qu’il vit et qu’il a vécu jusqu’à ce qu’on entende parler de lui.
Il lui fallait gagner sa vie. On lui propose d’être gardien, alors il va faire la circulation parce qu’il gagne un peu plus d’argent. Il s’occupe de prisonniers, mais déjà là, il se fait remarquer par les autres gardiens, parce que c’est un homme intègre, il punit également les Blancs et les Noirs qui sont en infraction. Alors son chef le rappelle à l’ordre en lui disant : "Arrange-toi pour ne pas punir les Blancs, et puis, s’il nous faut un peu plus d’infractions, tu trouveras toujours une raison pour punir un Noir." Mais il répond : « Non, je ne peux pas. » C’est ce qui l’amène à Robben Island.
Geôlier ici, geôlier pour aller défendre sa patrie, pour combattre ces prisonniers politiques qui sont pour le moment ses ennemis, il accepte quelques années, pendant que ses enfants grandissent, parce qu’il tient absolument à ne pas les mettre en pension. Il ne veut pas leur faire connaître ce qu’il a connu en allant en pension.
Le voilà débarqué sur cette île avec ce qu’il n’attendait pas : l’instant de voir. Et pour lui, il va y avoir pendant plusieurs années, le temps pour comprendre.
Il ne comprend pas et il le dit. Il ne comprend pas : ces personnes qu’il voit devant lui, ces personnes qui vont, qui viennent, ces prisonniers politiques qui sont maltraités, qui subissent toutes les vexations et qui devraient vraiment se comporter comme des fauves puisqu’on les incite à cela, lorsqu’ils se retrouvent, ils ont une certaine sérénité, ils parlent entre eux et lorsqu’ils vont dans la carrière casser des cailloux, il les entend chanter, ils chantent en zoulou ou en psoal. Il se dit : " Si les gardiens comprenaient ce qu’ils sont en train de se dire, ils ne les laisseraient pas chanter " car les chansons disent “ Surtout ne t’uses pas les genoux à faire le travail du Blanc, il n’y en aura jamais assez ". Bref, ils s’encourageaient entre eux, tout en se payant de la tête de ceux qui étaient les maîtres, dans la mesure où ils le pouvaient. Cela l’amusait beaucoup. Les autres ne comprenaient pas mais lui comprenait.
Donc, il y a ce qui est en train de se mettre en place pour lui. Il ne sait plus vraiment, mais il fait ce qu’il a à faire : il est là pour la censure. On lui a dit : " Il faut les démoraliser, les déshumaniser". Il a compris qu’il ne pouvait pas les déshumaniser. Il prend les lettres, on lui a appris ce qu’il fallait qu’il fasse, il prend les lettres, il coupe ce qu’il y a à découper, il transmet les lettres une fois découpées. Mais il est frappé par ceci que le moral est touché au plus profond chez ces personnes, ces prisonniers lorsqu’ils reçoivent ces lettres où il n’y a pratiquement plus rien, ce papier troué. Et à partir de ce moment-là, il se demande ce qui serait préférable. Il a commencé à parler un peu avec ces prisonniers. Ces prisonniers lui ont fait savoir qu’ils savaient qu’il allait venir, qu’ils savaient qui il était et qu’il était intègre. Il commence donc à parler avec eux et leur dit : « Je ne peux pas envoyer les lettres que vous me remettez. Ce n’est absolument pas possible. Si je les envoie telles quelles, elles n’arriveront pas parce qu’il y a la police secrète qui les trouvera, j’aurai des ennuis, vous aurez des ennuis, personne ne sera avancé. Alors ce que je peux faire, c’est vous dire comment rédiger ces lettres pour qu’on puisse les envoyer. " Si la lettre qui lui est apportée permet l’envoi, il le fait, sinon il découpe. Mais il fera savoir au prisonnier qu’il n’a pas pu envoyer sa lettre, ce que les autres gardiens chargés de la censure ne faisaient pas.
Lorsqu’il a eut pris quelque grade, il s’est dit : « Pourquoi jeter ces lettres, pourquoi les mettre au panier comme les autres faisaient ? On va les garder, peut-être qu’un jour ils pourront les avoir. Qui sait ? Et je vais simplement leur dire : vous avez reçu une lettre mais je ne peux vous la donner. Je peux vous dire d’où ça vient et de qui ça vient. Je ne peux pas plus, mais la lettre est là, sachez-le. »
Donc, déjà dans son propre travail, quelque chose est mis en place qui modifie, forcement, son rapport avec ces hommes. II met quelque chose en place qui lui permet de ne pas transgresser la loi mais de jouer avec le règlement. Je crois que c’est un point important. La confiance commence à naître avec ces prisonniers et surtout, lui, Gregory commence à parler avec Mandela.
Le jour où il est de garde, les fins de semaine où il est de garde, il demande à Mandela de venir parler avec lui au bureau des gardiens. Il est tout étonné parce que les premières fois qu’il a invité Mandela à venir, Mandela reste debout. Au bout d’un certain temps, il lui dit : « Tu peux t’asseoir. » Mandela lui fait comprendre qu’il est prisonnier et que debout, il est comme doivent être les prisonniers. Petit à petit, les choses se mettent en place différemment. Mandela commence à parler avec cet homme qui l’interroge. Et je crois qu’entre l’engagement de Mandela, l’acte posé par Mandela et ce qui est en train d’être posé comme acte par Gregory, c’est important. Du côté de Mandela, il n’y a pas ce "faire avec la parole" que l’on trouve chez Gregory. Naturellement, Mandela n’est pas en lieu et place d’analyste, ce n’est pas ça du tout, mais de Mandela, la vérité va venir à lui. Il pose des questions à Mandela. Et comme il dit, Mandela n’est nullement dogmatique. Mandela ne cherche pas à le convertir. Il lui dit les choses comme elles sont : En 1902, nous avons fait connaître au gouvernement que nous voulions une égalité entre les Noirs et les Blancs, ça n’a jamais été entendu. Et puis, au début des années 60, ça a été l’apartheid, avec ce qui est là aujourd’hui, qui n’est pas possible pour nous.
Gregory en doute, il nous le dit. Et dès qu’il revient sur le continent pour ses congés, il laisse sa femme, il court à la bibliothèque, et il va vérifier, regarder, consulter. Puis il est sceptique. Les choses se passent ainsi pendant un temps suffisamment long pour que sa femme commence à s’inquiéter, et à se dire : « mais qu’est-ce qu’il fait, dès qu’on arrive, il me plante là et le voilà qu’il me dit qu’il va au cinéma ? »
Un jour la vérité lui apparaît : Comme il dit, il y a eu tout cet endoctrinement, toute cette gangue dans laquelle il était englué, revêtu. Cette vérité, c’est ce que Mandela lui a dit. Ces hommes luttent pour leur dignité mais aussi pour que l’Afrique du Sud puisse vivre. Et pour que l’Afrique du Sud puisse vivre, il faut que tout ce qui est là, quelque soit la couleur de sa peau, puisse être ensemble.
A partir de ce moment-là, il y a pour lui véritablement un commencement. Il y a eu "l’instant de voir", "le temps pour comprendre" avec tout ce travail qui s’est fait, et ce commencement avec cet engagement. Il dit : " Il m’a fallu me débarrasser de toute cette gangue qui m’empêtrait et qui m’empêchait de saisir où était la vérité. Maintenant que je la connais, je sais ce que j’ai à faire. Et ce que j’ai à faire doit prendre un autre sens ".
Alors - me référant toujours à cet Acte psychanalytique de Lacan qui fait un trépied pour ce qui est de la marche d’une cure - il y a la vérité, c’est ce que lui, Gregory, vient de saisir de la bouche de Mandela, avec toutes ces paroles, tous ces questionnements que Gregory adresse à Mandela, iI y a ce qui lui apparaît, et qui fait qu’il va se débarrasser de cette gangue qui l’empêchait de prendre la réalité comme elle est. C’est à dire qu’il y a quelque chose qu’on peut appeler véritablement de l’ordre d’une désaliénation. Ces deux points se mettent en place pour lui. Et naturellement, le transfert avec Mandela va jouer.
Donc, ces trois points que Lacan a mis en exergue, pour ce qui est de l’acte psychanalytique, de la marche de la cure - l’aliénation, la vérité, le transfert - on peut dire qu’on les trouve dans les écrits de Gregory.
A partir de ce moment-là, il dit : "mon travail va prendre un autre sens" et son travail doit prendre un autre sens. Il s’arrange non seulement pour ne pas les déshumaniser, ce qu’il n’a jamais voulu, et pour ne pas les démoraliser, il ne peut pas faire plus que ce qu’il a fait, mais il s’arrange au moins pour le faire pour le mieux. Et puis surtout, il se rend compte d’un moment important dans la vie de ces hommes qui recevaient très peu de visites. Ce moment important, c’est lorsqu’ils étaient au parloir et au parloir, il y avait une vitre qui les séparait de la famille qui venait les voir ou de la personne qui venait leur rendre visite. Un gardien devait se tenir derrière le prisonnier et écouter, avec son écouteur, tout ce qui se disait. Il s’est arrangé pour que ce soit toujours lui qui soit de garde lorsque Mandela recevait des visites, et pour les autres aussi. Et c’est ce qui fait que Mandela a pu dire que ce gardien le connaissait plus que lui, car il a, pendant je ne sais combien d’années, assisté à ce qui s’échangeait entre Mandela et sa famille, entre Mandela et les visites qu’il recevait. Et même une fois, lorsque sa mère est venue, c’était, je crois, l’ultime et dernière fois que cette femme venait du continent, les choses avaient une telle intensité, Mandela s’est mis à murmurer, ce qui était défendu, en parlant avec sa soeur, et Gregory s’est efforcé de ne pas trop entendre. Mais il ne pouvait pas enlever les écouteurs parce que s’il avait enlevé les écouteurs, cela aurait été repéré et il n’aurait rendu service à personne. Donc, là, il met véritablement en place quelque chose d’autre qui prend un sens pour lui et qui, en même temps, aide ces hommes à vivre.
Alors, y a une chose qui est importante dans ce qui va se jouer entre lui et Mandela. Vous avez bien vu, contrairement à ce que l’on essaie de faire croire, qu’il n’y a eu aucun chemin de Damas pour Gregory. Il n’y a pas eu Saul devenant Paul tombant de son cheval, pas du tout. C’est un travail lent, patient, semaine après semaine. Il a vu Mandela dans cette condition de prisonnier, battu. Il l’a vu aussi dans sa douleur d’homme quand sa mère est venue le voir, quand il a vu cette femme dans cet état de maigreur et qu’il a essayé de la toucher, de la caresser, cela ne pouvait se faire que par le biais d’une vitre. Il savait que c’était fini, il a interrogé sa soeur, sa fille. Bref, il a vu cet homme dans son humanité, dans ce qui l’affectait. Il dit que pour la première fois, lorsque Mandela a quitté le parloir, il a eu le sentiment qu’il était courbé. Peu après, on a su que sa mère était morte. Il a voulu aller l’enterrer, on l’en a empêché. Et là, Mandela de dire : "Ils ne savent pas qui je suis, ils ne savent pas qui je représente pour les autres. Je serais revenu s’ils m’avaient laissé aller, je ne me serais pas enfui ". Bref, il a vu Mandela dans ce qui l’affectait véritablement, dans ce qui lui permettait de voir la faille de cet homme qui n’était pas un bloc insensible.
Puis, on lui a appris la mort de son fils, de son fils bien-aimé, celui sur qui il comptait, une mort accidentelle soi-disant. Il a vu Mandela pendant plusieurs jours ne quittant pas sa fenêtre, ne mangeant pas, ayant du mal à se faire à cette idée.
Donc, chemin faisant, Gregory ne perdait rien de ce qui l’avait frappé. Mais, en même temps, il pouvait toucher du doigt ce qui affectait cet homme. Et je pense qu’à ce moment là, après toutes ces expériences, ce dont il a été témoin et d’une façon très proche, si on se réfère à ce que Lacan nous dit, c’est tous ces renoncements qui instituent le Maître. Je pense que c’est à ce moment-là que, pour lui, Mandela était sur le point d’être en place de Maître. Bien sûr il était affecté, il le montrait, mais il continuait à vivre et c’est à ce moment-là que Mandela prend une autre dimension pour Gregory, avec tous ces renoncements. Il est en place de devenir ce Maître.
Ils continuent bien sûr leurs échanges. Mandela lui fait comprendre qu’en fait, ce qu’il veut, c’est que véritablement tous les Sud-Africains puissent vivre ensemble. A un moment Gregory dit à Mandela : "Enfant, j’ai vécu chez les Zoulous. " Il lui raconte un peu sa vie. Puis Mandela revient sur la mort de sa mère, ses remords, et lui en fait part. Je crois que c’est l’une des premières fois où il a parlé de lui à Gregory. II lui fait part de sa culpabilité, de ses remords, de là où il a entraîné sa famille de par son engagement. Il savait que, peut-être qu’il ne pourrait plus s’occuper de sa mère et pourtant il lui devait tant. C’est elle qui a fait en sorte qu’il ai pu fréquenter l’école. Il y avait sa femme qu’il a été obligé de laisser, ses enfants. Et voilà que son fils aîné meurt. Il lui fait part de ses remords et en même temps lui dit : « J’ai dit à ma famille que c’était aussi pour elle que je m’étais engagé, mais pas uniquement, c’est pour toute la nation noire. Elle aussi en profitera. » Là se met en place, je crois, ce qui fait que, du Maître il y aura. Il a vu Mandela renoncer à cette jouissance que lui procurait sa mère, renoncement à la jouissance d’avoir sa femme, renoncement à la jouissance de ce fils.
Je vais résumer, puisqu’il s’agit de pointer certains moments de la vie de ce Gregory avec Mandela.
Il y a un point que j’ai oublié. Lorsqu’il est arrivé sur l’île, j’ai oublié de dire que là aussi, il a été confronté à la misère psychologique du groupe des geôliers qui ne l’ont pas accepté comme faisant partie d’eux, tout comme ce qu’il avait connu avec les pensionnaires.
Alors, ses enfants ont grandit. Il n’a pas, du tout, l’intention de les envoyer en pension, et doit quitter l’île. L’administration se rend compte qu’ils ne trouveront pas un autre geôlier comme celui-là parce que depuis qu’il est là, les révoltes sont plus rares. Je vous ai dit que Gregory était "autre" avec ses prisonniers. Bien sur, il ne faisait pas passer de lettres en douce, mais au moins, il les tenait au courant d’une façon ou d’une autre de ce qui se passait. Donc, la tension était moins grande vis-à-vis de l’administration.
Le gouvernement ne voulait pas le laisser partir. « Alors, dit-il, je démissionne. J’ai dit que jamais mes enfants n’iraient en pension, je m’en vais. » Ils trouvent une solution qui fait qu’il peut aller sur le continent. Il en revient de temps en temps. D’ailleurs, les prisonniers ont fait la vie pas facile au geôlier qui devait le remplacer, pour s’assurer du retour de Gregory.
Un beau jour, quelques prisonniers quittent l’île et arrivent sur le continent. On va chercher Gregory pour s’occuper d’eux. Mais le Gregory qui maintenant s’occupe de ces prisonnier, est engagé au dedans de lui, dans ses agissements, dans son action, dans le même combat que ces prisonniers. Il n’est pas inscrit à l’ANC. Il se rend compte de plus en plus, indépendamment de l’attachement qu’il a pour eux, que ce pays qu’il aime risque de tomber dans quelque chose d’effroyable, si on n’arrive pas à faire entendre au gouvernement que ces hommes sont dans le droit chemin, que c’est vraiment par là qu’il faut passer. Donc, sa façon d’être, tout ce qu’il va faire avec eux, change.
Mais surtout, il y a ce point intéressant, c’était ce qui m’avait fait m’intéresser à ce livre lorsque j’avais lu la coupure du journal, c’est qu’à la fin, ce Gregory ne transgresse pas la loi. Puisqu’il ne doit pas remettre les lettres, il les apprend par coeur. Après tout, ils n’en recevaient pas tellement. Et quand il va les saluer, il leur récite le contenu de la lettre.
Donc, c’est quand même tout à fait autre chose. Ils sont au courant et savent ce que l’on veut leur faire savoir.
Gregory s’occupe d’une certaine façon de Mandela, surtout quand Mandela est malade. Et puis, il lui aménage une place pour travailler, pour qu’il puisse penser l’avenir, le demain de l’Afrique du Sud. Comment échanger avec le gouvernement, d’autant plus qu’il sait que le gouvernement, maintenant, du fait de la pression internationale jointe à la pression des combattants africains, va être obligé de lâcher du lest. Comment cela pourra-t-il se faire ? Il s’arrange pour que Mandela puisse avoir la place, le temps, les livres, ce qui lui est nécessaire pour réfléchir et penser à cela.
Dire que les geôliers du continent l’ont à la bonne, il n’en sait rien, au contraire. Ils lui reprochent de s’occuper trop de ces Kafirs, enfin de ces Noirs. Ils le traitent lui-même de tous les noms. Ca ne change rien à l’engagement de Gregory. Gregory est toujours dans ce "temps pour comprendre", c’est vrai, mais avec tout ce qui s’est modifie pour lui, cette gangue qu’il a du enlever, comme il nous dit. Arrive un moment où il pense que ce fils, son fils, qui a été soit-disant tué accidentellement, il pense que ça a été voulu. C’est alors désolation, mais il trouve quelqu’un de proche, Mandela qui a vécu ce même drame et qui sait lui parler.
Je pense que c’est un des moments où ils ont été les plus proches.
Puis, après ce " temps pour comprendre " on approche de ce " moment de conclure ". Les autres détails - Mandela à la clinique… - entrent dans tout ce qui s’est fait dans ce temps pour comprendre. Et le moment de conclure, c’est ce moment où lui, Gregory, dit à Mandela : « Vous êtes vraiment le maître, le maître qu’il nous faut. » A ce moment-là, le signifiant Gregory n’est plus le même. Ce n’est plus ce geôlier, certes qui connaît les deux langues africaines, c’est un geôlier qui est celui qu’on ne pouvait pas remplacer auprès de Mandela.
Mais ce soir, je ne discuterai pas de ce qui pour moi fait que c’est en tant que - un signifiant qui ne peut trouver aucune signification - c’est-à-dire de le mettre en place de S2, comme je l’ai fait à Vaucresson. J’en reparlerai, parce qu’il faut pouvoir le détailler plus, et ce n’est peut être pas tout à fait le lieu.
Toujours est-il que lui, à ce moment-là, Gregory, peut dire à Mandela : « Vous êtes le maître qu’il faut pour notre pays. » Et je pense que c’est à ce moment-là que Mandela peut être un signifiant-maître pour Gregory.
Et aussi, Mandela représente cet idéal, cet idéal qu’on aime trouver dans l’autre, nous dit Freud, toujours dans le chapitre V de "Malaise dans la civilisation". Il peut mettre en cet homme - c’est ce que Lacan reprend - ce trait de l’idéal du moi, dont il peut se marquer, cet Idéal du Moi qu’est devenu pour lui Mandela, avec la différence qu’il y a entre le Surmoi obscène et féroce, et l’idéal du Moi, nous dit Lacan, qui peut être apaisant. J’ai été très intéressée, par ce que j’avais reçu une coupure du Financial Times, à propos de Mandela . Naturellement ce qui intéresse ce journal, c’est l’économie, là où en est actuellement le Rand, la monnaie d’Afrique du Sud. Sous la photo de Mandela, ils nous disent qu’il a toujours ce quelque chose d’apaisant, c’est à dire là où il est, en place d’idéal du Moi, là où il assure cette fonction d’idéal du Moi.
Alors, ce que Freud nous dit de la misère psychologique du groupe qui ne veut retrouver que le même, les choses en sont ainsi parce que ceux ou celui qui devrait être à cette place où fonctionne l’Idéal du Moi - Freud ne dit pas encore Idéal du Moi à ce moment-là, mais il le reprendra et ça revient à cela - celui qui devrait être à cette place, ne fonctionne pas comme il devrait fonctionner, moyennant quoi, il ne peut y avoir que misère psychologique du groupe qui se fait autour de celui-là. Or, pour qu’un journal comme celui-là, malgré ses difficultés économiques, nous parle de ce qu’il reconnaisse à Mandela ce quelque chose d’apaisant, je crois que c’est à retenir."
(1) Le regard de l’antilope - James Gregory - Mandela mon prisonnier mon ami – Robert Laffont 1996
(2) “Bonjour. Je te vois.” id. Page 23.
(3) id. Page 33
(4) id. Page 33
(5) Hilflosigkeit – L’avenir d’une illusion – S.Freud – PUF - page 32.