6 avril 1997
Document de travail
"Le 10 Mai 1994 vit l’investiture de Nelson Mandela comme président du nouvel état de la République que Sud-Africaine. Les personnalités présentes prirent acte de cette naissance.
Le récit de Pausanias dans le Banquet de Platon introduira mon propos, parce que de cet événement historique, deux noms seront sans aucun doute retenus par l’histoire.
Vous savez que lors du Banquet de Platon, chaque personne présente faisait un discours sur l’amour. Lui, Pausanias - et parait-il qu’il y aurait un jeu de mots à faire sur son nom, il y a une "pause" qui se fait entendre - lui, Pausanias parle du riche et pour parler du riche, il nous donne ce récit, récit mythique de Penia et de Poros :
"Ce jour-là, les dieux faisaient banquet pour fêter la naissance d’Aphrodite et Penia, la pauvresse, n’en faisait pas partie. Mais, elle ne se découragea pas, elle se mit en route, se donna de la peine, s’échina, s’arrêta là où elle avait à s’arrêter pour prendre quelque chose et continua sa route jusqu’au moment où elle arriva à ce lieu du banquet des dieux. Et c’est à ce moment là, même, que Poros, le dieu plein de ressources, quitte la salle, enivré du nectar divin. La rencontre entre ces deux, Penia et Poros, donna naissance à l’Amour."
L’amour nous dit-on, et c’était ainsi pour les anciens, c’est ce qui permet la communication entre les dieux et l’homme.
J’ai dit que deux noms seront retenus sans aucun doute par l’histoire lorsqu’on reparlera de cet événement historique : Nelson Mandela, Frédérik De Klerk, Mandela le pauvre, Frédérik De Klerk le riche.
C’est là, nous dit Lacan, deux positions subjectives. Naturellement, il n’est pas question de penser à quoi que ce soit qui serait de l’ordre d’une psychanalyse "appliquée" à ces événements que nous allons essayer d’égrener. Peut-être que la psychanalyse peut permettre une compréhension, mais pour qu’elle puisse être "appliquée" encore faut-il avoir entendu ces personnes et s’intéresser à leurs symptômes, ce qui n’a pas à être ici, nous n’avons aucune possibilité pour ça.
Donc, Frédérik De Klerk, c’est le riche, on nous dit et c’est connu, que sa famille depuis trois générations avait toutes les richesses et que c’étaient des hommes de pouvoir. Lui-même à ce moment critique de l’histoire de l’Afrique du Sud décide de se présenter, le président précédent venant de démissionner. Il se présente, il est nommé président, élu par ses pairs, ses semblables, c’est-à-dire les blancs d’Afrique du Sud qui étaient persuadés que c’était leur politique qu’il allait appliquer. Et son premier discours à la Chambre a été d’abolir pratiquement ce qu’est l’apartheid. Mandela le souligne et le remercie. Il rend légal tous les partis d’opposition, l’ANC, le parti communiste et d’autres. Ceci était un point important qui avait fait que jusque là, Mandela avait refusé d’être libéré avant d’obtenir. Il avait fait savoir que dés qu’il serait dehors, il continuerait toujours à être de l’ANC. Et le fait même d’être membre de l’ANC suffisait pour être emprisonné. Donc, le premier geste, le premier discours, à la stupéfaction de ceux qui l’avaient élu, le premier geste de De Klerk a été de faire savoir que tous ces partis étaient donc légalisés et qu’on ne pouvait plus être prisonnier parce que l’on était de l’ANC ou de je ne sais quel autre parti.
Deuxième point, dans ce discours, il fait aussi savoir que dans tous les lieux publics, que fréquentaient les blancs, pourraient être fréquentés par les noirs, que les plages où les blancs se rendaient pouvaient être aussi fréquentées par les noirs.
Bref, ce premier discours, c’est véritablement le pas que fait De Klerk vers ce qui va devenir ce nouvel état d’Afrique du Sud, et lorsque Cavada, accompagnant le président Mitterrand posa la question à Mandela : "Que pensez-vous de De Klerk "" ; Mandela répondit simplement : "Nous le trouvons admirable."
Effectivement, De Klerk a été admirable. II a su faire ce pas à un moment qui était particulièrement critique mais où les choses pouvaient ne jamais avancer, il a su faire ce pas, le pas que Poros fit vers Penia.
Nelson Mandela, lui, c’est le pauvre, il a été démuni de ce qui est le bien le plus précieux, la liberté. Prisonnier, il était condamné à perpétuité et sans l’action engagée, il n’avait aucune raison de quitter cette île autrement que mort. Entre Mandela et De Klerk, il y a pour ce qui est de l’engagement une différence : De Klerk a fait un pas qu’il ne faut pas minimiser, mais du coté de Mandela Nil y a un acte véritable acte qui est posé. Me référant à ce que Lacan nous dit dans son Séminaire sur "L’acte psychanalytique", j’ai essayé de comprendre comment l’engagement de Mandela a pu se concrétiser.
Lacan nous dit : « commencer une psychanalyse est un acte ? Oui. » Et je dois dire que j’ai été particulièrement heureuse d’entendre récemment Françoise Giroud nous dire ce que ça a été pour elle dans sa vie, ce commencement du fait de la psychanalyse.
Un acte, poser un acte, c’est un commencement avec ce que cela suppose d’engagement, avec l’action qui l’accompagne. Et c’est bien cela que Mandela a dû prendre en compte. Lui, l’idéaliste, Mandela, pensait, espérait que par la non-violence, il arriverait à convaincre les blancs de l’ineptie de leurs mesures. Et il s’est aperçu que cela ne pouvait pas être et c’est à ce moment là que, perdant cette illusion qui lui était chère, il a dû mettre en place ce que le monde a connu, c’est-à-dire la lutte armée.
Toujours dans ce Séminaire, Lacan nous dit qu’un certain discours se met en place lorsqu’une offensive a lieu et c’est parce qu’il y a eu cette offensive, c’était véritablement une offensive qui s’était mise en place avec ces lois de l’apartheid, eux les noirs ne pouvaient répondre que par la défensive, et en général, lorsque ceci est bien compris, c’est du côté de la défensive qu’il y a l’issue, la victoire.
Lacan nous avait demandé de nous reporter à certains auteurs comme Clausewitz dont il tirait l’exemple de Napoléon. Napoléon a eu raison de foncer sur Moscou, c’était ce qu’il avait à faire. Mais en même temps, il oubliait qu’il mettait en place une défensive qui intéressait tout le pays, c’est à dire de quelque chose de tellement vaste que ceci conjugué avec le général hiver, il ne pouvait qu’être battu.
Mandela qui n’a sûrement pas lu Clausewitz, je ne sais pas, peu importe, son raisonnement était de mettre en arme toute la population noire, et lui-même qui n’avait jamais pris une arme sauf lorsqu’il jouait tout gamin dans la brousse où on se battait avec les bâtons, avec ce qu’on avait sous la main, il n’avait jamais pris une arme, et le voilà devenu soldat, soldat et entraînant d’autres soldats, soldat et faisant savoir au monde, cet espace autrement plus vaste que l’Afrique du Sud, que son combat, que leur combat étaient le combat des hommes libres. Il y eut donc, engagement de Mandela, action mise en place du fait d’un acte posé. Mandela et les autres noirs d’Afrique du Sud, rejoints par des blancs, par des indiens, refusaient ce qui leur était jusque là imposé.
Mandela a assumé sa place de premier, il s’est dit qu’il avait à lutter non seulement pour lui mais pour son peuple et très vite les autres ont reconnu en lui ce qui marquait la place de "un ", de Mandela.
Ceci était important, lorsqu’il se sont retrouvés dans cette île du diable, c’est ainsi que j’appelle ce Robben Island, tous autour de Mandela, ils ont formé un groupe et Mandela a su faire que ceux la qui comme lui se trouvaient, et je crois qu’on peut le dire, dans cette zone "d’entre-deux morts" telle que Lacan nous l’a pointé, où était Antigone du fait de sa décision de faire passer la loi des dieux au-dessus de la loi de la cité, eux aussi se trouvaient dans cette zone "d’entre-deux morts" puisqu’en fait il ne leur restait qu’une seule chose attendre la mort. Ils n’avaient aucune possibilité de s’échapper. Mais, s’ils se trouvaient dans cette zone, contrairement à Antigone, ils n’attendaient pas la mort, ils continuaient à lutter, ils étaient du côté de ce qui fait la vie, que ce soit après eux ou que ce soit avec eux. Je crois que c’est un point important à retenir dans ce qui s’est joué entre ces hommes emprisonnés dans cette île.
II assume donc sa place, les événements extérieurs continuent, l’action continue et à un moment, le gouvernement sud-africain se rend compte qu’il faudrait peut-être commencer à traiter autrement Mandela. ll revient sur le continent, je ne vais pas m’étendre, il se retrouve seul, séparé de ses compagnons, il se méfie, c’est un homme intelligent, on a failli à plusieurs reprise lui faire des propositions de libération, mais il savait que s’il les avait acceptées, c’était la mort qu’il aurait trouvée.
Il se retrouve donc seul à un moment. Il est quand même au courant de ce qui se passe malgré tout ce barrage qui est fait pour qu’il ne soit pas au courant. Mais il savait ce qui se passait. II s’est dit que puisqu’il était seul, c’était peut-être le moment de commencer les négociations, sans en discuter avec ses autres compagnons. Il a pensé qu’il devait d’abord mettre quelque chose en place et les assurer de ce point sans les trahir, pour aller ensuite de l’avant.
C’est très important, en restant dans la défensive mise en route par l’acte posé, de savoir à quel moment il faut engager l’action différemment.
C’est sûr que bien que leur cause soit une cause juste, bien qu’ils aient décidé de ne pas baisser la tête, il fallait négocier pour que les choses puissent trouver une solution, une issue heureuse, là où en était le combat, le combat accompagné de l’appui du monde entier, avec l’embargo, avec la pression qui venait de l’extérieur, sur le gouvernement sud-africain. II a su commencer ses négociations, envoyer des lettres au président, celui qui était là avant De Klerk et il a su aussi rassurer les siens pour qu’ils comprennent que c’était l’action à faire. Donc, De Klerk fit un pas, c’est important ; sinon bien que Mandela ait franchi le Rubicon comme il le disait, si De Klerk n’avait pas fait ce pas, toutes ses actions et tout ce qu’il avait mis en place n’auraient pas eu de solution, n’auraient pas trouvé d’issue heureuse, la guerre aurait continué, Mandela en avait conscience. La puissance militaire était certes du côté de l’état mais la population noire était tellement vaste, ils étaient tellement nombreux qu’on n’aurait pu en venir à bout. Donc, cela aurait été une guerre interminable. A ce moment précis, la décision de Mandela, le pas que De Klerk a sut faire, permirent d’éviter ce qui était redouté du monde entier. Ce mal absolu qu’on pensait avoir à vivre, ce bain de sang a été évité.
Encore un mot sur Mandela, il était tellement méfiant, il avait perdu beaucoup de ses illusions et je dois dire que l’acte psychanalytique nous oblige, chemin faisant, à perdre beaucoup de nos illusions. Il était reconnaissant des discussions qu’il y avait entre De Klerk et lui. Et lorsque De Klerk lui a fait savoir qu’il allait être libéré dès le lendemain, il lui a simplement dit : "attendez un peu que je m’arrange" et puis il s’est dit : « 27 ans, c’est idiot, pourquoi demander encore une semaine ? ». Bref, il sort mais De Klerk était persuadé qu’il allait immédiatement demander, dans son premier discours, au peuple noir de cesser le combat, il n’en fut rien. II espérait qu’il demanderait aux états qui faisaient l’embargo de le cesser, il n’en a rien fait. Et ceci est important. Il lui fallait agir ainsi pour pouvoir obtenir ce qu’ils demandaient par leur combat, ce qu’ils exigeaient. C’était quoi ?
Pour introduire ce propos, j’ai repris le récit mythique de Penia et de Poros. Je veux tout de suite dire que le peuple sud africain, les noirs, Mandela et les autres, n’étaient nullement dans une position féminine. Ce qu’ils demandaient ce n’était pas ce que Penia était venue demander à Poros. Et je crois que c’est un point à bien marquer également. J’ai retenu ce qu’une enseignante française qui, je crois, continue toujours à habiter l’Afrique du Sud et qui y enseignait la philosophie, a dit lorsqu’on l’a interrogée juste avant les élections, puisqu’on ne savait pas ce que demain allait donner, c’était la grande inquiétude ; elle a simplement répondu : " Je suis dans ce pays depuis longtemps, je m’y trouve bien, j’ai de bonnes relations avec les noirs mais si, au lendemain de ces élections, je vois de
la haine dans leur regard, alors je m’en irai.". Ce point est important car, effectivement, avec la haine dans le regard, cette haine posée sur elle aurait réveillé celle qu’elle portait en elle.
Donc je reviens à l’exigence de ces hommes qui n’était pas d’être aimés. S’ils l’avaient voulu, ils auraient été mal aimés, car avec ce que Freud nous a appris du renversement pulsionnel, l’amour aurait été transformé en haine, c’était la chose à éviter.
S’ils avaient demandé l’amour, on peut se référer à ce que Freud nous dit dans le chapitre 5 de "Malaise dans la civilisation" qui est un chapitre important, ils auraient demandé que toutes les communautés qui se trouvaient là, qui les auraient rejoints, ils auraient demandé cet amour. Freud nous dit que lorsqu’une communauté demande cet amour universel, elle est intolérante à l’égard de ceux qui ne la rejoignent pas. Or, ce n’était pas du tout ce que Mandela et ses compagnons voulaient mettre en place.
Qu’est-ce qu’ils exigeaient par leur lutte ? D’être reconnus comme des hommes, de retrouver leur dignité d’homme, c’était là leur combat et jusqu’au bout, Mandela n’a pas transigé sur ce point. Il a voulu que ça soit reconnu immédiatement lors des discussions avec De Klerk, et que les droits de l’homme soient appliqués à toute personne vivant en Afrique du Sud. Naturellement je ne vais pas m’étendre aujourd’hui sur ces discussions, qui ont eu lieu pendant des semaines, des mois, il a fallu quand même deux ans pour que l’on puisse arriver au vote qui allait instituer ce droit. Mais, entre-temps, la communauté internationale a reconnu l’effort de ces deux hommes qui tous les deux, le même jour, reçurent le prix Nobel de la paix.
Donc, exigence de la dignité d’homme, exigence des droits qu’un homme, parce qu’il est homme, parce qu’il est être parlant doit avoir. Et, vous vous souvenez, cette exigence a toujours été contenue dans le programme qu’il proposait : "une personne, un vote’’. Et le jour où ce vote a eu lieu (ça a duré plus d’un jour) il y a eu tant de monde, voir cela c’était tout à fait impressionnant. Il a fallu que le lendemain, on puisse encore voter.
Là aussi, je voudrais souligner ce que De Klerk a eu d’admirable : il savait, qu’à partir du moment où toute l’Afrique du Sud : les noirs, les indiens, les métis et les blancs bien sûr, mais qui étaient en nombre infime au regard de toute cette population, allait voter, il savait, lui, De Klerk, qu’il perdrait la présidence. Je crois qu’il faut savoir le reconnaître et saluer son intelligence, intelligence politique puisque, ce faisant, lui aussi sauvait son pays.
Donc, voilà ce qu’exigeaient ces hommes qui ont combattu pendant combien d’années, puisque Mandela a été prisonnier pendant 27 ans et que l’ANC, depuis le début du siècle, réclamait cette parité, cette égalité, le droit de vivre sur ces terres qui étaient leurs terres, sur ces terres qui avait recueilli ces réfugiés qui étaient les blancs, venus s’y installer, fuyants leur patrie pour des raisons diverses et qui s’étaient retournés contre eux. Ils leur demandaient de vivre là, mais de les laisser aussi vivre en homme.
Lorsqu’il a été élu président, Mandela a décidé et dit que son gouvernement serait un gouvernement, un état multiracial. Alors, je m’explique sur ceci : au moment précis où il venait à la présidence, il était tout à fait important de faire savoir qu’ils ne voulaient pas mettre en place un état noir, comme le monde le craignait, mais un état où tous les représentants de la race humaine seraient représentés. Or, en Afrique du Sud, il y avait les noirs, il y avait les blancs, il y avait les indiens, il y avait des métis et il a jugé nécessaire que ceci soit entendu. Donc ce n’était pas du tout pour consacrer la multitude des races, pas du tout, je crois que ce concept de race, il y aura à y remédier. Il y aura à y remédier pour différentes raisons. On sait qu’on a essayé avec le pli palmaire, avec je ne sais quelle mesure anthropométrique et même pour ce qui était de la jouissance, de trouver, de faire des races.
La question de la jouissance est un point que j’ai trouvé tellement important que je l’ai réserve pour ce temps avant de conclure. A propos de la jouissance, il y a aussi quelque chose qu’il faut reconnaître à De Klerk. Il a compris que les blancs ne pouvaient avoir pour eux seuls la jouissance. Écrivez comme on a l’habitude d’écrire jouissance. Il a compris, il n’avait pas lu Lacan, que le sujet que nous sommes, sujet de la parole, sujet de l’inconscient ne pouvait faire qu’avec la "jouis-sens". Ce n’est qu’à partir de là, que la communication, l’échange est possible avec autrui qui n’est pas forcément le même, qui n’en est pas moins le semblable. Voilà la chose importante, dire que les noirs pouvaient aussi jouir de ces plages et de je ne sais quoi qui leur était fermé, c’était reconnaître que pour qu’il y ait dialogue, il fallait qu’il y ait ce "jouis-sens ". D’ailleurs, Lacan, à un moment, dit du sujet que c’est un "se-jouis". Je voulais mettre l’accent sur tout ce qui revenait à De Klerk, il n’y a pas à l’oublier.
Donc, Mandela forme son état multiracial mais pour ce qui est de la race, il sait quoi penser et très vite il est le "président arc-en-ciel". Pour Mandela, c’était la meilleure façon de faire savoir qu’il y a une race humaine, une espèce humaine et que les couleurs de l’arc-en-ciel représentent cette race humaine. Voilà ce qui montre je crois, l’humour de cet homme. Il reste ferme sur sa quête, sur sa lutte, sur ce qu’il espérait et qu’il est arrivé à obtenir mais pas à l’encontre d’autres groupes humains, puisque vous savez qu’après avoir été élu, il n’a pas hésité à tendre la main aux groupes extrémistes, aux groupes blancs extrémistes qui était absolument contre l’arrivée d’un noir au pouvoir.
Mandela, le pauvre, rendu pauvre et De Klerk, le riche, ont pu à eux deux, parce que chacun à sa place et chacun faisant ce qu’il pouvait faire - je ne sais pas si De Klerk pouvait renoncer totalement à être le riche, pourquoi le lui demander, si c’est vraiment une position subjective comme nous dit Lacan, et Mandela, quant à lui, a assumé ce que le destin lui réservait, c’est à dire d’être ce pauvre qui a été humilié - pour que la rencontre de Penia et de Poros, en l’occasion, la rencontre de Mandela et de De Klerk permette la création de ce nouvel état Sud -Africain, en évitant tout bain de sang.
Il y a d’autres choses dont je parlerai cet après-midi. La coupure passe par là et cette coupure n’est nullement rupture avec ce qui nous intéresse aujourd’hui.
Discussion
MX :
J’ai lu le livre de Mandela qui a été traduit par : "Un long chemin vers la liberté" et je suis tombée sur une anecdote qui donne à réfléchir : Mandela, depuis si longtemps prisonnier, rencontre un jeune noir assis en face de son gardien, sa casquette sur la tête. Il s’étonne qu’il ait gardé sa casquette et qu’il reste assis. Quelqu’un rappelle que le règlement veut qu’un prisonnier ne soit jamais assis devant le gardien et ne porte pas sa casquette devant lui. Le garçon demande pourquoi. On lui dit c’est le règlement. Mandela accepte que ce garçon se comporte autrement que lui, qu’il voit différemment sa stratégie. Il lui dit : "Tu as raison, continue." A aucun moment, il ne fait le maître. Mais quand il est seul, il est le chef et c’est donc à lui de prendre les décisions.
Solange Faladé :
Pour Grégory, le geôlier de Mandela, ce qui a été important, comme nous le verrons, fut de voir que Mandela n’était nullement dogmatique et qu’il n’a pas cherché à le convaincre, il lui a montré les faits. Mandela respectait jusqu’à un certain point le règlement puisque lorsque Grégory l’a invité à parler, à entrer dans le bureau des gardiens pour s’entretenir avec lui, il est resté debout, à l’étonnement de son Gregory. Et Mandela de lui faire savoir qu’il était prisonnier et que sa place en tant que prisonnier était d’être debout, qu’on ne s’asseyait pas devant un gardien. Mais en même temps, il avait une ouverture certaine pour ceux qui l’entouraient.
MX :
Ne pas céder sur son désir qui relève de l’éthique peut valoir aussi pour le politique.
Solange Faladé :
Lui, Mandela n’a pas cédé sur son désir. Ce désir l’a mené jusqu’où il devait aller et au prix de tous les renoncements. Lorsqu’il a été arrêté et conduit à Robben Island, il ne pensait pas du tout qu’il en sortirait mais malgré cela son désir était tel qu’il s’est efforcé par des moyens qui posent toujours question - on ne sait pas comment les nouvelles arrivent, alors que barrage était fait - il s’est efforcé de permettre à ceux qui n’étaient pas en prison de continuer la lutte. Et lorsqu’il y a eu ces échanges, il n’a cédé sur rien. C’est-à-dire que, sur ce qui était de son désir, il a maintenu et a su faire en sorte que les discussions, les échanges avec De Klerk, puissent aller jusqu’au bout.
La réalisation de son désir demande aussi un savoir-faire. Sans ce savoir-faire, je pense que les choses n’auraient pu trouver cette conclusion, car De Klerk était toujours le président et tant qu’il n’y avait pas eu le vote, il pouvait à tout instant revenir sur beaucoup de choses Donc, il fallait qu’il y ait un savoir-faire de la part de Mandela et c’est aussi parce qu’il ne cède pas sur son désir, qu’il sait comment faire.
MX :
Est-ce que cette souffrance (après tant d’années en prison) n’était pas de nature â induire une attitude contre-transférentielle vis-à-vis de la communauté blanche après sa libération ?
Solange Faladé :
Il y a un passage où il dit que, entre sa raison et son coeur- on a traduit "blood" par coeur - il a su faire ce qu’il avait à faire. Dans la mesure où il savait ce qu’est la haine, il l’avait vécue dans sa chair et dans son coeur, son expérience était telle qu’il pensait que pour que des hommes puissent être ensemble, il fallait tout faire pour que la haine ne se mette pas en place. Il faut penser qu’il a fait cette expérience de la haine, il a été suffisamment meurtri dans sa chair par les coups reçus et dans ce qui était son cœur, son affection, il a subi tout cela. Je pense qu’il ne pouvait pas mettre en place le retour, ou alors il allait à l’encontre de ce qui était son désir qui était que tous les hommes de ce pays d’Afrique du Sud puissent vivre ensemble. Il n’a jamais pensé qu’il y avait à demander à ces blancs, qui pour certains étaient là depuis deux siècles, de reprendre la mer. A partir de ce moment-là, je ne vois pas comment il aurait pu cultiver quelque haine. Cela ne veut pas dire que c’est un homme qui est là dans une espèce d’ouverture où il laisse tout faire. Mais je crois que son idéalisme en a pris un coup puisqu’il était pour la non-violence, mais en même temps, il y a eut combat, agressivité pour se défendre. Mais ensuite pour construire, il s’est efforcé de ne pas mettre la haine en avant. Vous vous posez la question de savoir si après toutes ces souffrances, il n’en voulait pas aux blancs.
Et bien, à propos de Gregory De Klerk aurait dit en riant, en présentant Gregory au moment de l’investiture de Mandela, il aurait dit montrant Gregory : « c’est celui qui a appris à ce dernier à ne pas haïr le blanc. »
Je crois que l’expérience de cet homme était multiple. Cela ne veut pas dire qu’il va se jeter dans les bras de tous les blancs mais il sait aussi ce qu’est la haine et c’est peut-être pour ça que lui et les siens n’ont pas demandé à être aimés comme je disais tout à l’heure.
Thérèse Delafontaine :
Y a-t-il un regard qui exprime la haine ?
Solange Faladé :
Vous parlez de cette enseignante ? Je crois qu’il y a quand même cette pulsion et le renversement de la haine en amour et de l’amour en haine mais ce qui est premier, c’est la haine nous dit Freud. Et Lacan a fait le jeu de mots avec hainamoration pour bien montrer que la haine précède l’amour. Après tout, elle avait une tolérance pour ces noirs, je ne sais pas si elle les aimait particulièrement, en tout cas, elle vivait en bonne intelligence avec eux. Je ne sais pas jusqu’où ça pouvait aller parce que quand on était blanc, on ne pouvait pas fréquenter des noirs comme ça, et j’en sais quelque chose, je parle en Afrique du Sud, je ne parle pas d’ailleurs. Cela aurait provoqué en elle de la haine, peut-être parce qu’elle n’aurait pas compris pourquoi, elle qui jusque-là était tolérante, recevait ça en retour. Je crois profondément que c’est par rapport à ce qui est pulsionnel chez nous, chez l’être humain, l’être parlant.
Thérèse Delafontaine :
Le registre imaginaire est-il plus important dans un état multiracial ?
Solange Faladé :
De toute façon, l’imaginaire joue au premier plan puisque c’est le fait d’être vu noir qui fait qu’immédiatement se met en place un certain nombre, disons, de réflexes. Mais chez cette dame, il y avait peut-être tout ce que les croque-mitaines avaient mis en place concernant les noirs qu’on présentait comme ceux qui étaient là pour tout détruire. C’étaient des fauves que Grégory pensaient trouver. Peut-être que ceci a joué aussi chez elle. Mais il semble que ce soit ce renversement pulsionnel qui ait pu jouer, je n’en sais rien, elle n’en a pas dit plus, je n’en ai pas entendu plus lorsqu’elle a été interviewée.
Thérèse Delafontaine :
L’image de soi peut-elle être troublée dans l’image de l’autre si elle est différente ?
Solange Faladé :
Elle-même, sans peut-être se le dire, a dû se vivre comme haïssante, haineuse. La façon dont elle se représentait, en prenait aussi un coup sûrement, on ne peut pas ne pas y penser. Mais je n’ai pas développé ce point parce que je n’ai pas voulu trop mettre l’accent sur ce qui était de la psychanalyse et surtout comme je n’ai pas entendu ce qu’elle a pu dire avant, je ne voulais pas faire trop de suppositions. Mais puisqu’elle se représentait comme quelqu’un de tolérant, qui depuis des années n’avait pas à se plaindre, si dans les jours qui allaient suivre, elle se vivait aussi comme pouvant se comporter comme les autres blancs, peut-être que quelque chose de son image allait déchoir. Dans ce quelle a laissé entendre, je ne pouvais, je ne serai pas autorisée à en dire plus que ceci : de la haine risquait de réveiller en elle de la haine. Qu’elle ne puisse supporter cette image d’elle, c’est possible aussi.
Bernard B. :
A propos d’une autre culture qui pose la question de l’objet pulsionnel, au Brésil, il y a un proverbe qui dit : "on couche, on fait l’amour avec plus noir que soi mais on se marie avec plus blanc que soi". Il y a là quelque chose de ce que représentent les noirs pour le blanc du côté de l’objet pulsionnel. En Afrique du Sud, les petits enfants blancs étaient confiés à des nourrices noires qui les allaitaient. Au moment du sevrage, ces enfants blancs étaient séparés de leur nourrice noire. C’est-à-dire qu’il y avait une superposition du sevrage et de la séparation totale d’avec cette nourrice. Est-ce qu’il n’y a pas là un des fondements pulsionnels à cette haine raciale ?
Solange Faladé :
En quittant la Martinique, les Antilles, il m’a été demandé de faire un travail à partir de la dialectique du maître et de l’esclave, puisque maîtres et esclaves vivaient aux Antilles et que si les choses vont mieux, tout n’y est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. J’ai donc commencé ce travail et je pensais à propos de Gregory ce soir, partir de là. C’est sûr que dans ce moment où le petit d’homme, infans - pour reprendre ce que Lacan nous dit dans le début de son séminaire sur "Le désir et son interprétation" – le petit d’homme va être pris en charge dans cette société, que ce soit aux Antilles, que ce soit en Afrique du Sud ou au Brésil, par des femmes noires.
Donc ce qui va les marquer ces enfants, ce qui le fera sortir de cet Hilflosigkeit, de cette détresse, de ce désarroi dans lequel il vit, sera marqué de ce qui vient de ces femmes noires, c’est vrai, avec tout ce que de jouissance ces enfants auront pu recevoir de par les soins, de par une certaine façon de faire des mères africaines, enfin pour ce que moi j’ai connu, et qui se retrouve chez d’autres femmes noires.
Alors, il y a le sevrage, il y a cette brusque séparation, qui est plus ou moins totale, quand même. Il ne faut pas forcer les choses II y a effectivement le fait qu’il ne sera plus nourri. Mais il n’est pas nécessaire que ce soit de quelqu’un d’une autre race. Cette racine de la haine vaut autant pour le semblable, le même, ça vaut autant pour les parents blancs que pour les noirs qui ont pu s’occuper de cet enfant et en même temps, ça permet dans certains cas, et je peux en témoigner, pour ce qui est de certains blancs d’Afrique du Sud, et en particulier un ami afrikaner que j’ai connu avant l’apartheid et que j’ai vu très peu après son abolition, ce quelque chose ne se traduit pas forcement en haine vis à vis du noir. Il y a sous-tendant cela, dans cette mémoire inconsciente, une certaine jouissance, on peut aller vers, je ne crois pas qu’on puisse être aussi radical, et puis surtout il faut savoir que pour tout être humain, qu’il soit blanc, noir, jaune, rouge, quel qu’il soit, métis, ce qui est au départ c’est la haine. Alors, qu’on puisse l’attiser plus, par rapport aux noirs, peut-être. Mais je crois que c’est tout une imagerie que l’on va mettre en place après.
Prenons Gregory qui a tellement joué avec les petits Zoulous et qui ensuite, parce qu’il y a eut toute cette propagande était farouchement contre les noirs, car il pensait que les noirs voulaient leur ravir ce qui était aussi devenu leur terre.
Je ne serai pas aussi catégorique. Mais enfin c’est un travail que j’ai commencé pour le professeur Thomson qui a ce groupe de recherche à Fort-de-France. Je pense qu’il faut être plus nuancé et surtout il ne faut pas oublier ce qu’est l’être humain, ce qu’est cet être parlant, ce sujet de la parole de l’inconscient, "se-jouis " puisque Lacan à la fin de son enseignement met l’accent sur la jouissance. Il ne faut pas oublier que c’est la même chose pour tout être parlant.
Maintenant, comment cela va se différencier ? Voilà ce que j’essaie de voir dans ce travail en cours mais je crois qu’il ne faut pas être radical, il ne faut pas se dire que ça ne peut que se passer comme cela. Au départ pour nous tous, il y a la haine qui peut se transformer en amour. Et du fait de ce renversement pulsionnel, possible, l’amour peut se transformer en haine. Mais il est sûr qu’il faut tenir compte de ce qui est venu là, marquer l’infans. Et il est sûr que quelque chose est venu marquer l’infans dans ces sociétés où noirs et blancs vivent, et où les femmes noires ont à s’occuper d’enfants, de ces bébés, il est sûr que quelque chose est venu marquer cette matrice de l’idéal du moi comme nous dit Lacan, qui porte aussi la marque d’une femme noire qui s’est occupée d’eux.
Moustapha Safouan :
Je crois que cette question de la haine et de sa part dans le combat nationaliste peut se placer, si on distingue entre un désir donnant son prix à la vie, ce désir sur lequel on ne cède pas, comme par exemple le désir d’avoir sa dignité d’être humain, d’enterrer son frère selon les rites et la jouissance de la mort comme telle, d’être au-delà de la mort qui est le style qui prévaut maintenant dans un certain combat chez ceux que l’on appelle les intégristes. Malheureusement, tout concourt a ce que ce deuxième style l’emporte de plus en plus, c’est inévitable.
Je voulais dire que les gens comme Mandela et Gandhi par exemple, c’est un style de combat nationaliste qui est en passe de devenir préhistorique.
Solange Faladé :
Très hystérique ?
Moustapha Safouan :
Préhistorique.
Solange Faladé :
Comme il était question de désir et de combat, je me suis dit, est-ce un désir hystérique qui se propage là ?
Moustapha Safouan :
Gandhi ou Mandela, avaient un combat fondé sur un désir sur lequel on ne cède pas comme vous l’avez dit, c’est-à-dire un désir qui donne son prix à la vie. Si je n’ai pas ma dignité d’être humain, autant crever. Mais il peut y avoir un combat fondé sur une autre dimension, qui n’est pas : ne pas céder sur le désir, mais jouir de la mort, une certaine jouissance d’être au-delà de la mort qui fait que l’on va allègrement à la mort, comme ça.
C’est le style de combat qui prévaut aujourd’hui. Peut-être qu’alors on peut parler d’une réduction de l’être humain à cette matrice de la haine, dans ce deuxième style de combat mais on ne peut pas le dire pour le premier.
Solange Faladé :
Je n’ai pas dit matrice de la haine, j’ai dit matrice de l’idéal du moi.
Moustapha Safouan :
C’est ça bien sûr. J’ai eu la chance d’être reçu par Aimé Césaire à Fort de France, je lui ai parlé du mode de combat anticolonialiste avant la guerre et le mentor du combat nationaliste, c’ était quand même Gandhi, le Mahatma.
Solange Faladé :
C’est sûr que j’ai pensé à lui lorsque j’ai parlé de cette non-violence, puisque Mandela était pour la non-violence, espérait que.. mais ce n’était pas répondre, ce n’était pas la bonne façon semble-t-il, de répondre à l’offensive qui était mise en place contre eux.
Moustapha Safouan :
Absolument, j’étais allé jusqu’à dire à Aimé Césaire que notre combat - je parle toujours du combat des années 30 - était un combat humanisant et pour nous-même et pour l’occupant, l’Anglais dans mon cas, puisque je suis Egyptien et que nous étions sous occupation anglaise. Quand j’ai dit, c’était humanisant même pour l’ennemi. Alors Aimé Césaire a souri et a dit : "humanisant, vaste programme !" A ce moment-là, c’était le programme auquel nous croyions mais maintenant, ça devient un programme tout à fait chimérique, étant donné que le monde a changé complètement de conditions, c’est dans ce sens-là que je dis : "parler de haine dans le combat de Mandela est une aberration", il n’y a pas de haine là, les Mandela sont des personnages encore une fois pas hystériques mais préhistoriques.
Solange Faladé :
En tout cas, je pense que l’histoire retiendra quelque chose de ce nom. Je me garderai bien de faire quoi que ce soit qui se voudrait être une psychanalyse appliquée, d’abord parce que je n’ai jamais entendu cet homme, d’une part, d’autre part comment pourrais-je parler de ce qui est son symptôme alors que je n’en sais rien. J’ai pris garde, j’espère m’y être tenue, et ne pas mettre la psychanalyse là où elle n’a pas à être.
Mais comme nous a incité Lacan à le faire, je ne serais plus à cette place d’analyste à ne pas s’interresser à ce qui se passe, à ce qui se vit, par d’autres sujets que le sujet que je suis,. C’est-à-dire que cela ne me donne pas le droit de me désintéresser.
Je n’ai sûrement pas répondu â tout ce que vous m’avez dit mais cela fait partie aussi de l’échange et de la communication.
MX :
Le livre de Nelson Mandela "Un long chemin vers la liberté" est une autobiographie publiée en 1994. Pourquoi l’a-t-il écrite, à votre avis ?
Solange Faladé :
Je suppose qu’il a pensé qu’il avait à témoigner de ce qu’a été son expérience. Je ne peux pas répondre à sa place. Et puis peut-etre aussi pour lui ça avait une importance de faire, d’écrire. Tout ça c’est possible. Cette longue marche, ce long chemin vers la liberté, lorsque j’ai parlé aux Antilles, c’était la veille du jour où ce livre devait paraître, j’en avais connu quelques bribes, j’ai parlé de cela à ce moment-là. Qu’il porte témoignage et qu’il nous fasse savoir de ce qu’il a vécu, mon Dieu, c’est pour nous une chose enrichissante.
MX :
Le prénom originel de Mandela est Rolila mais lorsqu’il va à l’école le proviseur lui dit : "Tu vas t’appeler Nelson " et c’est ce prénom qui va prévaloir. Dans son livre même il a gardé le prénom de Nelson celui de Rolila est en copyright seulement et non pas sur la couverture du livre. Il a accepté ce prénom blanc, il y a là comme une ligne tracée de ce qu’il va faire ensuite, c’est à dire de ne pas refuser la rencontre avec les blancs.
Solange Faladé :
Oui, ce que j’avais pensé comme chute pour ce travail, je n’en ai rien dit parce que, hier soir, là où j’avais été aimablement invitée, j’ai dit qu’il y avait dans ces deux prénoms quelque chose qui était tracé si on peut dire. Il y a cet "ananké " que Lacan reprend avec ce que là du destin, de l’oracle, du réel contre lequel on se cogne, et si on va vers ce qu’il y a à réaliser, je me suis dit que ce prénom que lui a donné son père lui a permis de se mettre en marche. Il a d’abord vu ce qui était arrivé à son père puisqu’il a été déchu de ses fonctions coutumières par le magistrat blanc. C’est ce qui lui a permis de se mettre en place, d’arracher les arbres qu’il y avait à arracher, de pouvoir assumer et provoquer des troubles quand il avait à le faire, c’est quand même ça son prénom, et puis, il y eut ce proviseur qui distribue des noms, des prénoms et qui lui donne ce prénom de Nelson, pour lui Trafalgar ne peut être que victoire, vu le fait qu’il est dans cette culture, où Nelson a vaincu et a vaincu qui, enfin, vous comprenez. Il y a forcément quelque chose qui nous marque, c’est autant de signifiants qui jouent pour nous ou contre nous. Après tout, quand on s’appelle Nelson, qu’on est de culture anglaise et qu’on entreprend le combat, cela ne peut se terminer que par Trafalgar, c’est-à-dire la victoire pour lui.
Jean L. :
La haine, l’amour, qu’en est-il d’une incidence de la culture religieuse dans ce rapport entre Mandela et De Klerk. N’est-il pas une image christique rédemptrice, après tant d’années de prison n’est-il pas dans la mortification ? Quel rapport peut-il y avoir entre la culture religieuse protestante de De Klerk et catholique de Mandela et enfin qu’en est-il de la notion de pardon ?
Solange Faladé :
Je ne sais pas si on peut parler de pardon. Il n’a pas pensé qu’il avait à pardonner. Il a pensé qu’il avait à réussir quelque chose et que pour réussir ce quelque chose qui était l’Afrique du Sud pour tous ceux qui y habitent, il n’avait pas à vouloir se venger des blancs à ce moment là, pas plus qu’il n’avait à vouloir être réduit à rien par les blancs. A partir du moment où il peut réaliser ce pour quoi il s’est battu, il construit et pour mettre en place cet état où quelque soit la couleur de l’arc-en-ciel qui est la vôtre, on y va. Je n’ai pas vécu cela comme quelquechose d’un pardon.
II a subit, il a souffert mais en même temps il ne s’est pas attardé à se morfondre. Je crois que quand ils étaient là dans cette prison, c’est peut-être une chose qu’il apportait à ses compagnons ; il a su quand même dialoguer avec ce geôlier qui n’était pas comme les autres geôliers. Il a voulu éviter que la haine ne se mette en place.
MY :
A propos de la haine, certains politiques font appel à cette haine que nous avons au fond de nous. Chaque fois qu’il y a du racisme, avant tout il y a des images.
Solange Faladé :
Ce n’est pas pour rien que Mandela a dit que leur combat était un combat pour tous les hommes libres.
Moustapha Safouan :
La haine on la trouve chez les martyrs, mais pas chez Antigone. Antigone est morte en regrettant ce soleil qu’elle ne verra plus jamais. Donc elle ne se leurrait pas de promesse, ceux qui se leurrent de promesse, les martyrs, c’est chez eux qu’on trouve la haine.
Solange Faladé :
Oui, mais le martyr se place du côté du saint or Mandela ne s’est jamais placé du côté du saint. Au contraire, c’est un homme qui aime la vie. Je crois que s’il s’était vécu comme un martyr, il n’aurait pas pu s’en sortir, car en fait, le martyr désire la mort, il désire la mort mais il n’est pas sujet de la mort. Lacan fait une différence toujours dans ce fameux séminaire "L’acte psychanalytique". Il ne s’est pas vécu en martyr, je ne le crois pas, parce que s’il s’était vécu en martyr, je pense qu’il y aurait eut cette haine, il y avait là quelque chose qui n’était pas de son côté, d’être un martyr. S’il s’était vécu comme martyr, est-ce qu’il aurait mis en place tout ce combat ? Qu’en pensez-vous ’ ?
Moustapha Safouan :
Il n’a strictement rien d’un martyr. C’est pour ça que je dis que lui imputer un ressort de haine dans son combat, c’est une aberration.
Solange Faladé :
Oui, tout à fait.
MX :
Je ne comprend pas la différence que vous faites entre le pas et l’acte.
Solange Faladé :
Est-ce qu’on peut dire que pour De Klerk il y a un commencement ? En fait, au moment où il faisait ce pas, pensait-il qu’il ne serait plus président ? Je n’en suis pas sûre puisqu’il attendait que Mandela dise en quittant la prison : “Nous arrêtons le combat". II a été très déçu que Mandela ne le dise pas. Il attendait que Mandela demande au monde entier d’arrêter l’embargo, mais au contraire Mandela a enjoint à ses troupes de continuer le combat et au monde de maintenir l’embargo.
C’est-à-dire qu’il y a eu une intelligence, il a fait un pas mais il n’y a pas eu, cette mutation chez De Klerk, que l’on trouve chez Mandela. De ce dont il jouissait, qu’a-t-il perdu ? Au départ, il ne pensait pas qu’il allait forcément perdre le pouvoir. Et lorsque Mandela a été nommé président, il pensait toujours qu’il l’exercerait côte-à-côte. II n’a pas eu ce renoncement qui fut celui de Mandela. Pour Mandela, il y eut une coupure de par son engagement. La vie qu’il a dû mener alors, n’avait plus rien à voir avec la vie qui avait été la sienne. Il a mis sa famille... lui-même le dit et il en a eu des remords, il a éprouvé de la culpabilité par rapport aux siens, mais il ne pouvait par faire autrement, disait-il. ll n’a pu s’occuper de sa mère, il a perdu sa femme et son fils, enfin.
Il a véritablement accepté d’aller jusqu’au bout de tout ce qu’il pouvait perdre de jouissance. Ce n’est pas le cas de De Klerk. Quand De Klerk rentrait chez lui, il se gardait bien de parler avec sa femme de ce qui se faisait en dehors, pour avoir la paix on continuait. C’est un pas. J’ai dit que c’était le même pas que Poros a fait et je n’ai pas osé aller jusqu’à dire que c’était ce qui est de l’ordre de la rencontre sexuelle, où Lacan nous dit qu’il n’y a pas d’acte sexuel, il commence par cela avant de parler de l’acte. Il y a eu renoncement de Mandela, et dans cette rencontre, où un élément est passé, lui De Klerk, n’a pas eu à renoncer totalement, profondément.
J’ai commencé par dire qu’il y a eu naissance de ce nouvel état, du fait de la rencontre entre ces deux hommes et je n’ai pas minimisé la part qui revient à De Klerk, mais quant à dire que c’est l’équivalent d’un acte... Je me suis référée à ce que Lacan nous dit de l’acte psychanalytique, de cet engagement total qui fait que ce qu’il y aura au bout du compte, ce sera ce sujet qui se sera dépouillé, désaliéné. Je ne crois pas qu’on le trouve chez De Klerk. Cela n’enlève rien ä ce qu’il a fait, à la magnitude de son geste. Quand Cavada demande à Mandela ce qu’il pense de De Klerk, il répond : "Nous le trouvons admirable". Et il m’a semblé que cette réponse résumait tout. Mais quant à faire de ce pas, de De Klerk, l’équivalent du parcours de Mandela, avec tout ce à quoi Mandela a dû renoncer, on ne peut pas le faire. Mais cela n’enlève rien, de placer les choses ainsi parce que, après tout, il aurait pu faire un pas de côté comme le président qui l’avait précédé immédiatement.
Il ne s’agit jamais de vouloir convaincre, il faut essayer de faire saisir, comprendre, et là je n’y arrive pas.
Je ne crois pas qu’un changement profond était du côté de De Klerk. Et je pense que c’est si peu du coté de De Klerk que je n’ai pas voulu aller jusqu’au bout du commentaire de Lacan sur le riche. Enfin, De Klerk a quitté le gouvernement et il est resté avec son parti. Or, si cela avait été un acte, avec ce que cet acte a de commencement, - et je dois dire que j’ai entendu Françoise Giroud en parler - il n’aurait pas été possible de revenir en arrière une fois cet engagement fait. On ne trouve pas chez De Klerk, l’équivalent de ce qui s’est modifié profondément dans une vie, alors que la vie de Mandela a été profondément modifiée.
Cela n’enlève rien à la valeur du geste de De Klerk, à son intelligence politique à cet instant précis. Mais là où je n’arrive pas à bien m’expliquer, c’est peut-être parce que j’ai pris comme inspiration ce que Lacan nous dit de l’acte psychanalytique, et qu’au bout de l’acte psychanalytique, a été formulée et incarnée la castration. C’est là une différence tout-à-fait notable, rien ne me permet de dire ça pour Mandela. On n’en sait rien pour lui, ni pour Grégory. Il y a eu acte, il y a eu changement, il est devenu un homme différent de ce qu’il a été. Peut-on dire la même chose de De Klerk, je ne crois pas c’est sur cela que je me base.
XX :
On a parlé pour Mandela de ne pas céder sur son désir. Je pense que Mandela a à voir avec cette formule.
Solange Faladé :
Oui.
MY :
Et je ne pense pas que De Klerk ait quelque chose à voir avec cette formule. Je trouve courageux de la part de De Klerk d’avoir fait ce pas. Si De Klerk n’avait pas fait ça, je pense que Mandela serait mort en prison. Il aurait tenu sa place jusqu’au bout.
Solange Faladé :
Oui et en permettant que la lutte puisse continuer, puisqu’il a veillé à ça.
MX :
La commission vérité et réconciliation créée par le gouvernement et le parlement sud-africains où des témoins défilent, quel est son rôle dans la création d’un état multiracial ?
Solange Faladé :
Mandela a toujours dit qu’il ferait ce qui était possible pour que les noirs qui venaient d’être spoliés de leurs terres puissent retourner à leurs terres, mais il prend le temps. Il y a quand même un certain nombre d’actes qui ne peuvent pas ne pas être réprimés. Je n’ai pas suivi de suffisamment prés les travaux de cette commission pour pouvoir en dire quelque chose qui vaille. Il était, semble-t-il difficile, à la fois de passer l’éponge et en même temps de faire ce qu’il fallait pour condamner ce qui devait l’être, il ne fallait pas que cela empêche la réconciliation pour qu’on puisse se retrouver autour de cette même table du banquet. Mandela a toujours dit qu’il mettrait tout en oeuvre pour que ceux qui ont été spoliés puissent retrouver leurs biens, et en même temps que ceux qui devaient être punis puissent l’être. Il y a eu de véritables crimes et on ne va pas faire comme si ce n’était pas des crimes, on ne le pouvait pas et en même temps, ça ne pouvait pas être l’instance qui divise à nouveau le pays. Je ne peux pas vous dire beaucoup plus.
MX :
II ne faut pas faire une récupération de la formule chrétienne de l’amour du prochain que nous avons étudié, l’année dernière à partir de ce que Freud en dit dans "Malaise dans la civilisation".
Solange Faladé :
Je n’ai pas voulu utiliser ce passage de "Malaise dans la civilisation" : Aimer son prochain comme soi-même, cette chose chrétienne, j’y ai simplement fait allusion. Freud y fait remarquer que les communautés qui prônent l’amour universel sont, en retour, intolérantes avec ceux qui ne les rejoignent pas. Aimer son prochain comme soi -même, bien-sûr, j’y ai songé mais j’ai pensé que cela ne trouvait pas vraiment sa place dans ce que je voulais dire. Je voulais insister sur ce qui permettait d’éviter la mise en place de la haine.
MX :
Il y a dans l’autobiographie de Mandela un passage où il nous dit comment il a été confronté à sa propre haine. Il est au collège à Khartoum, il est au Soudan et il découvre des aviateurs noirs. Il est lui-même confronté à ce sentiment de l’apartheid. Je vais lire le passage : « En montant dans l’avion je vis que le pilote était noir. Je n’avait jamais vu de pilote noir et sur le moment, j’ai dû réprimer ma panique : comment un noir pouvait-il piloter un avion ? Mais je me suis repris. J’étais tombé Il était tombé dans l’état d’esprit de l’apartheid en imaginant les africains inférieurs et le pilotage, un travail réservé aux blancs. Je me suis assis dans mon siège en me reprochant d’avoir eu de telles pensées. » Plus tard de retour en Afrique du Sud, il est arrêté et se défend lui-même à son procès. Il s’habille alors avec un habit qu’il appelle le carrosse, pour se référer à la vie de ses pères en Afrique.
Est-ce-que le fait de s’habiller de la façon dont s’habille son peuple, d’utiliser la langue et de faire référence à la vie de ses pères, est-ce-que c’est une façon de sortir de cette haine qu’il a aussi en lui ?
Solange Faladé :
Quant à ce plaidoyer dont vous parlez, il a décidé de le faire lui- même, comme vous venez de le rappeler, cela lui a permis de n’avoir pas été pendu. Je répond à côté mais c’est ce que j’ai retenu de cette confrontation avec le tribunal car c’était sûr qu’il allait être pendu puisqu’il encourrait la peine de mort. Il a donc décidé lui-même de faire ce que vous venez de dire et au lieu de la peine de mort, il a été condamné à perpétuité.
Je ne répond pas à ce que vous me posez comme question, mais je vous dis ce qui m’a intéressée dans cette façon de se présenter et de faire sa plaidoirie. Ça lui a évité la mort.
MY :
Les riches les pauvres et la jalousie.
Solange Faladé :
Mandela ne se faisait aucune illusion. Il savait très bien qu’il n’allait pas pouvoir contenter cette masse énorme d’Africains et ce qu’il essayait de mettre en place était à la mesure humaine, ce n’est pas un surhomme. Il a éssayé de mettre en place ce droit à l’éducation, avec l’obligation pour tous de pouvoir aller à l’école, et la gratuité. Il ne leur a jamais promis, comme dirait Lacan, "le souverain bien", ce n’était pas possible. Mais maintenant que, ensemble, les choses se mettent en place, il y a forcément des mécontents parmi les noirs et surtout parmi ceux qui, entre quinze et trente ans n’ont pu bénéficier de ce qu’on appelle l’éducation et ont une difficulté à trouver place. Les autres qui ont désormais les commandes, ne travaillent-ils pas pour réduire ceci ? S’il s’avérait que ces personnes ne le faisaient pas, on comprendrait les critiques. Mais Mandela savait qu’il ne pourrait pas du jour au lendemain tout changer, l’économie ne dépend pas uniquement de lui, il y a des résistances. Qu’il y ait des mouvements de mécontentement, que ces mouvements existent sans doute, mais au moins tous peuvent circuler librement dans ce pays qui est le leur, ce qu’ils ne pouvaient pas faire jusque là. Ils peuvent se présenter à tel endroit, sans être chassés parce que noirs.
Il y a ce qui était essentiel, et maintenant, ce qui n’est pas moins important, de permettre que tous ces hommes puissent aussi jouir des biens que porte ce pays. Ce n’est pas pour rien non plus, que j’ai commencé par ce banquet. Que tous puissent y venir, oui. Mais Mandela avait les pieds sur terre. Il savait très bien qu’il n’allait pas pouvoir du jour au lendemain faire en sorte que sur le plan des richesses tous puissent en profiter. On est dans la politique. Ça a avoir avec le difficile de sa tache.
MX :
Mandela ne cède pas sur son désir.
Solange Faladé :
Que cela puisse permettre à certains de faire des pas, jusqu’à ce que quelque chose d’un commencement, c’est-à-dire d’une coupure, puisse se mettre en place pour ceux-là, peut-être, je ne sais pas, mais ce qui s’est passé à ce moment précis de l’histoire, c’est qu’entre ces deux hommes, il y a eu véritablement rencontre et cela a permis d’éviter cette horreur, ce mal absolu, qui semblait inévitable. Ne serait-ce que ça....Mais je ne peux pas vraiment répondre à votre question.
MX :
Quant au renoncement, les analystes ne sont pas dans la même position que celle de Mandela, par-rapport à une influence politique. Cela n’a rien de comparable, la position d’analyste reste toujours très singulière.
Solange Faladé :
M’étant appuyée sur l’enseignement de Lacan et ce qu’il dit de l’acte, j’ai quand-même pris soin de ne pas dire que le parcours de Mandela est un parcours similaire au parcours analytique. Si chez Grégory, il y a eu engagement, avec cette coupure, on ne peut pas dire qu’il a fait avec la parole. Ce - faire avec la parole - qui marque, ce qui est véritablement le singulier du travail analytique, on ne peut pas dire que ce se soit trouvé ni chez Mandela, ni chez Gregory. J’ai pris simplement ce qui m’a permis de mieux comprendre leurs démarches. Lorsque j’en ai parlé, aux Antilles, et puis ici, le jour de l’investiture, ce fut essentiellement autour de ces deux positions subjectives que j’ai campé ce que j’avais ä dire.
Maintenant que je suis en train de lire ce livre de Mandela, et que j’ai lu le travail, le livre de James Grégory – Le regard de l’antilope - il m’est apparu que l’enseignement de Lacan sur l’acte psychanalytique pouvait servir. Il avait déjà commencé autour de l’acte sexuel qui n’est pas un acte. Mais je ne veux pas que l’on pense que je fasse de la démarche de Mandela ou de celle de Grégory l’équivalent d’un parcours analytique, parce qu’il n’y a pas ce - faire avec la parole - et tout ce que de surprise est réservé à l’analysant qui a accepté d’engager cet acte psychanalytique"