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La passion du jeu

Université Paris Nord UER expérimentale de Bobigny - les conduites ordaliques - 18 juin 1983
Publié dans – Institut universitaire des sciences psycho-sociales et neurobiologiques- cahier N°21

18 juillet 1983
Document de travail

Bien que l’on puisse noter de véritables conduites ordaliques au cours de certains jeux de compétition, telles que les courses automobiles, je ne parlerai que des jeux de hasard et d’argent.

De quoi pâtissent les personnes qui sont tenaillées par cette véritable passion que peut devenir le jeu ?

Freud a tenté de nous éclairer sur la conduite du joueur, dans l’étude qu’il fit de la personnalité de Dostoïevski (Le Parricide.) Il fait une analyse, du joueur, tout d’abord en la personne de l’écrivain, puis en la personne d’un des héros de la nouvelle de Stefan Zweig : « Les 24 heures de la vie d’une femme. »

La conduite du joueur l’amenant à réaliser l’interdit de l’inceste.

Le partage de la mise entre les joueurs chanceux équivaudrait à un partage du corps de la mère, que le joueur grâce à son gain, peut posséder. La compulsion à manier les cartes serait un substitut à la masturbation défendue par la mère.

Dans un essai bien antérieur : "Création littéraire et rêve éveillé" (il serait plus exact de traduire par rêve diurne), il écrit que le jeu est l’occupation principale de l’enfant. Au cours de ses jeux cette activité ludique est non seulement l’occupation préférée de I’enfant, c’est aussi ce à quoi il s’adonne le plus intensivement dans la journée. Il se crée un autre monde, y fait régner un ordre tout à sa convenance, et c’est avec beaucoup de sérieux qu’il vit dans ce monde nouveau où il a transposé tout ce à quoi il tient. On ne soulignera jamais assez tout le sérieux que l’enfant apporte à jouer. Il y consacre tout son temps et il dispose de tout ce temps pour y vivre ses fantasmes.

Le contraire du jeu n’est pas le sérieux ; c’est la réalité. De cette réalité l’enfant se détourne et se réfugie dans le monde de ses jeux : l’investissement en affect est grand.

C’est ce comportement que l’on retrouve chez l’adulte joueur, que se soit sur le champ de courses ou dans les salles de casino. C’est toujours avec le plus grand sérieux que le joueur s’occupe de son jeu.

Il n’est pas là pour se divertir, il ne s’amuse plus, et n’allez pas tenter de le distraire.

Dans un autre article : Au-delà du principe du plaisir, Freud décrit le jeu d’un enfant, qui à l’aide d’une bobine qu’il lance au loin, et rattrape sans fin, sans marquer de fatigue, représente ainsi les moments d’éclipse et de retour de sa mère.

A sa grande surprise, Freud note que c’est sur le temps qui marque l’absence de la mère que le bébé s’attarde. Pour Freud, cette insistance, cette complaisance à rester sur ce temps qui fait souffrir l’enfant, est difficile à comprendre puisque le déplaisir n’est pas évité. Ceci signe le masochisme.

Ce même masochisme se note chez les joueurs. La tension douloureuse qui précède la réponse des cartes ou des dés, les pertes d’argent, la misère parfois ne détournent pas le joueur du tapis vert.

A partir de l’enseignement de Lacan, René Tostain reprend l’analyse du joueur. Ce qu’il vient chercher sur les champs de courses, sur le tapis vert ou dans les salles de casino, c’est la réponse ä la question qu’il ne cesse de poser à l’Autre. Cette question posée au hasard, est une question qui ne peut avoir de réponse. C’est un pari impossible. Quelque soit le chiffre qui lui sera donné, ce ne sera jamais, ce ne pourra être le bon chiffre. Vient-il à gagner ? La minute d’exaltation passée, le temps d’éblouissement à peine fini, le joueur ne se donne même pas le temps de réaliser ses rêves les plus fous.

Il ne peut s’empêcher d’interroger à nouveau le hasard. Que veux-tu de moi ? Ce que le joueur attend du sort c’est qu’il lui fasse signe en la figure de cette carte, dans ce chiffre du dé qui s’immobilise sur la table, en ce numéro qui s’affiche sur le tableau.

Le joueur ne joue pas pour se distraire. Il ne s’amuse pas. Tout comme l’enfant dans ses jeux, il est sérieux. Si on voulait le prendre autrement, les séries de coups, qu’il répète en interrogeant le sort, devraient nous arrêter (série, sériel, sérieux, c’est le rapprochement que fait Lacan) Le joueur répète car il ne peut accorder aucune certitude à la réponse du hasard.

Pour conclure, je dirai que le joueur n’a pas renoncé au monde de l’enfance, qu’il refuse de savoir qu’il doit renoncer à l’obtention de toute satisfaction immédiate. Le joueur n’hésite pas à tout miser pour cette jouissance qu’il ne peut remettre.

On peut prendre la mesure de cette jouissance quand on pense qu’il n’hésite pas à encourir la plus grande misère pour elle, comme Dostoïevski nous l’apprend dans sa nouvelle : « Le joueur. »