4 juillet 1998
Document de travail
Gérald Racadot :
(Hommage à Régis Adam)
Bonjour et bienvenue à tous… Nous nous retrouvons dans cette salle où, pour la première fois, nous avions tenté de mettre en place ces Journées… Solange Faladé évoque Régis Adam avec sa « passion pour la psychanalyse ».
"J’en reviens tout de suite à ce que je me propose d’apporter ce matin, et ce que je me propose apporter, c’est autour de ce qui s’est proposé aux téléspectateurs autour de ce… …des personnes entrent dans la salle…
C’est autour de la pulsion que je vais essayer d’apporter ce qu’a été le drame dans la vie de cet homme, de ce pâtissier, qui a été confronté avec un véritable trauma. Petit garçon, il a dû un jour se retrouver seul, revenant de l’école, et là, quelque chose s’est modifié, et pour un long temps, dans sa pulsion orale. Cette pulsion était bien mise en place, il semble que rien ne pouvait en être dit. On peut se demander pourquoi, se retrouvant ce jour, seul dans la maison, confronté au vide, à l’absence de la personne aimée, on peut pas dire autrement, qu’est-ce qui a fait que cette pulsion orale, qu’est-ce qui a fait que face à cette douleur, il n’y a pas eu pour cette pulsion orale, ce renversement, cette Verkehrung, ce renversement qui aurait pu, de la douleur, faire naître une sublimation ? Lorsqu’on écoute son récit, on peut déjà dire qu’il y avait là, dans sa sexualité, un trouble profond. Donc il n’y a pas eu cette sublimation, il y a eu par contre ce qui s’est mis en place et qui peut être noté comme pulsion de mort. Et pourquoi ?
Tout d’abord parce qu’il y a eu ce trauma. Il rentre chez lui, je suppose que sa mère a dû le prévenir, lui dire qu’elle ne serait pas là, maintenant, qu’il trouverait vraisemblablement dans le réfrigérateur quelque chose, bref il y a eu ce trauma, et ce trauma, c’est de l’ordre du trauma dont nous parle Freud à propos de la pulsion de mort, ce qu’il nous dit autour des névroses traumatiques. En fait, comme pour toute névrose traumatique, rien ne le préparait à vivre ce qu’il avait à vivre là, il s’est retrouvé dans ce vide. Et ce trauma est véritablement de l’ordre de la névrose traumatique.
Une deuxième chose, il y a eu cette séparation. Il n’avait pas prévu, il ne pouvait pas le prévoir, que dans ce qui était là, quelque chose allait marquer, allait marquer sa relation à ce vide, mais il n’a pas pu, comme le petit-fils de Freud, mettre en place ce jeu ; mais quand même, ce qui est important, c’est de noter ce que Freud note, dans cet « Au-delà du principe de plaisir », enfin lorsqu’il met en place la pulsion de mort que la séparation, la séparation a eu un rôle important.
Et le troisième point, le troisième point qui fait qu’il n’a pas pu avoir sublimation, c’est ce qui touche la sexualité. Et lui-même, vous le verrez dans ce film, lui-même nous dit que il a dû un moment quitter ce lieu, il était déjà jeune adulte et, à ce moment-là, il a perdu soixante-dix kilos, enfin c’était sa façon à lui, de nous faire saisir ce que Freud nous dit comme troisième point, et qui a à voir avec son désir œdipien, et ce qui là était marqué d’un, Freud emploie même le mot de luciférien, de diabolique.
Donc tout ceci réuni, fait que ce jeune garçon, lorsqu’il rentre chez lui, il va mettre en place cette espèce de boulimie, cette chose qui véritablement ne peut pas s’arrêter et c’est une chose aussi qui a frappé Freud, à propos de la pulsion de mort, cette répétition. Ce qui fait que le sujet traumatisé, revient et revient toujours à ce qu’il a eu à vivre, et, croyez-moi, ce sont des choses que l’on peut voir, et je me souviens d’une personne qui était assez bien dans la vie, et qui a eu un accident, rien ne l’y préparait et, depuis ce jour, c’était plus fort qu’elle, elle ne pouvait pas parler d’autre chose que de ce qui là l’avait surprise et totalement bouleversée. Donc, la répétition, cette répétition, Freud y insiste beaucoup, et vous allez voir combien il était difficile pour cet homme, à peine levé, il lui fallait absolument assouvir…, assouvir quoi ? Ce qui venait à nouveau présentifier pour lui ce manque, cette absence, et c’était toujours autour de ce qu’il pouvait à tout instant attraper et calmer sa pulsion.
Donc nous allons voir ce film et nous en reparlerons. Ensuite, j’essaierai de mettre en place ce que Lacan a essayé de nous apporter autour de désir de mort et je le ferai avec Marie d’Égypte mais je vous en parlerai plus longuement tout à l’heure, je crois que nous allons commencer par voir ce film et revenir sur cette pulsion, de cet homme. Il y a tout ce qui caractérise cette transformation en pulsion de mort mais, en même temps, et c’est ça qui est intéressant pour nous, c’est que le dualisme, ce dualisme que Freud a repéré dès le départ, est là aussi présent. Freud, dans un premier temps, a parlé de la pulsion de conservation - la pulsion sexuelle – et, dans un deuxième temps, il a fait conjoindre dans la pulsion de vie, pulsion de conservation et pulsion sexuelle confrontée à la pulsion de mort. Et vous allez voir dans la vie de cet homme, dans ce qui est son drame, la pulsion de vie joue son rôle, la pulsion de vie avec ce qui est au cœur de cette pulsion de vie et qui a à voir avec le départ de la mise en place de la pulsion chez Freud et ce dualisme : le moi…
Projection du film
Le pâtissier :
J’ai fait un choix différent de Philippe, Philippe lui veut tuer le gros, moi je n’ai pas envie de le tuer. Ça, c’est le pantalon que j’avais quand je faisais deux cent vingt kilos, j’étais au maximum...
Depuis que j’ai commencé mon régime, j’ai vraiment eu l’impression de commencer à être une personne différente de celle que j’ai été il y a quatre mois. C’est vrai que les changements sont fondamentaux pour l’instant. Le visage s’est beaucoup plus amincie, et puis au niveau du ventre aussi, et puis au niveau des jambes, les jambes se redessinent plus normalement. La transformation est assez impressionnante à vivre. Je ne suis pas encore à cent cinquante, j’ai perdu à peu près quarante-cinq, cinquante kilos, ça fait à peu près douze kilos par mois. Ça, ça me convient, je vais aller jusqu’au bout. Je compte perdre cent kilos en un an. C’est pas un jeu pour moi, parce que moi c’est ma vie que je joue, parce que les gros ont des problèmes autour de l’âge de quarante ans. J’en ai trente-deux et c’est vital parce que je ne veux pas mourir dans dix ans. Il y a déjà des progrès, ça fait trois fois que je change de taille de pantalon et ce n’est pas fini. En plus, j’ai un travail où j’ai un rythme absolument dément et j’ai peur que ce soit en ma défaveur si je continue à rester gros comme ça.
David ! Tu fais courir quelques fraises des bois s’il te plaît et quelques abricots secs.
Le déclic, je l’ai eu dans ma tête il y a trois ans quand mon frère a eu cette petite phrase : « il faut gérer ton régime comme on gère une entreprise ». Ça c’est quelque chose qui a fourmillé dans ma tête. Trois ans après donc, dans ma cuisine j’ai eu un accident. Je me suis cassé la jambe. Et là, ça a été un véritable détonateur. Je me suis dis ça suffit maintenant. Et là, j’ai décidé vraiment, le jour J, de perdre cent kilos et plus.
Il semble être hospitalisé
... C’est vrai que le fait d’être enfermé, c’est quand même plus facile pour démarrer. J’ai eu... Des régimes avec un monsieur qui s’occupe de ça, comme je l’ai senti, mais c’est un régime très strict pour démarrer à huit cents, mille calories maximum. Bon huit cents calories, ce n’est pas un problème, je les supporte très bien... À table ! Un régime, c’est bien, mais moi ça me donne faim !
Bon allez, le tablier... Alors, ça c’est de l’eau, de l’huile, du vinaigre, au moins c’est assaisonné. Pour maigrir, il n’y a pas de secret, il faut pas beaucoup manger. J’ai des crudités, plusieurs fois par semaine évidemment, et de la viande blanche deux trois fois par semaine, de la viande rouge une fois par semaine, du poisson blanc le reste du temps. Et au niveau des légumes, ça change régulièrement, il peut y avoir des haricots verts, il peut y avoir des petits pois, des courgettes. Après, je mange ou un fruit, ou un fromage blanc, assez maigre évidemment ou un yaourt, ce n’est pas parce qu’on fait un régime qu’on est obligé de manger des choses qui soient fades et sans parfum. Moi, s’il n’y a pas de matière grasse, j’ai du mal à manger, parce que les légumes à l’eau, c’est très peu pour moi. Alors, je mets de la moutarde, total, ça n’a plus trop le goût de courgettes, mais enfin, comme ça ne l’avait pas avant, c’est pas tellement gênant. C’est de la purée de courgettes.
Évoque un écrit :
Premier paragraphe :
J’ai beau être déterminé et avoir tout construit pensé et réfléchi pour arriver à perdre mes cent kilos promis, j’ai terriblement peur du chemin que je prends et dont je me suis dévié depuis l’âge de huit ans. Ça, c’est une belle transition. J’écris tous les jours. Le fait d’écrire sur ma vie de personne grosse, forte, c’est une bonne thérapie pour moi. Et ça me permet de continuer à m’analyser et à me comprendre mieux. Alors, le bouquin, c’est un des atouts pour m’aider pour me motiver, pour continuer à me dire : Faut que tu mènes un combat, va jusqu’au bout.
J’ai perdu plus de dix kilos, c’est sûr. Le soutien que m’apporte mon frère est important parce que il est constructif.
Le frère :
Moi mon discours, c’était : fait d’abord quelque chose pour ton poids, le poids, le poids ! Je ne l’ai jamais lâché pour qu’il maigrisse. C’est en ça que j’ai pu toujours été l’aiguillon, la petite pique dans les fesses, pour le secouer, pour lui dire : attention, ne t’endors pas, ton poids, ton poids...
Le pâtissier :
Tu me passes mon déambulateur s’il te plaît... J’ai rencontré Jean-Louis en 1988 par ce que j’ai vu un article où on voyait Jean-Louis très gros et mince, parce que il avait perdu cent kilos. Et moi j’ai trouvé ça formidable. Et puis je me suis dit il peut peut-être me donner un coup de main pour maigrir. Au début, il m’a donné des conseils. Puis en fait, comme dirait Jean-Louis, ça s’est terminé devant un bon plat au restaurant, et puis on est devenu amis.
Il y a de la girofle, ça roule sous le palais, c’est formidable. Comme il y en a un petit peu partout, tu as de la pistache, tu as des fraises, tu as du citron, tu as de la (...).
Je n’ai pas la même perspective que Philippe. Je ne considère pas ce qui m’est arrivé, c’est-à-dire avoir repris du poids, comme un échec. Je ressens ça comme une continuité.
Je préfère avoir cette tête-là. Mais cette tête-là, je n’arrive pas à m’y reconnaître. C’est ça le problème. C’est que cette tête-là ce n’est pas la mienne....
Je veux bien être gros, mais je ne veux pas être gros phénoménal. C’est se mettre complètement hors du champ social. C’est l’isolement. Et ça, j’en ai marre. J’ai envie de démarrer une vie plus paisible que ce que j’ai vécu jusqu’à présent, avec ma compagne et mon fils. J’aimerais bien vivre encore au moins quinze ans. Ça me plairait. Donc j’ai envie de perdre un peu de poids. J’ai envie d’avoir plus de facilité dans les gestes quotidiens, pour me balader, pour me baisser, pour tout ça, quoi. Ce ventre n’est pas pratique pour plein de choses. Donc, de toutes les façons, il faut que je me fasse opérer.
Le chirurgien :
Je vous avais dit à l’époque que pour envisager une intervention qui enlève de la peau et de la graisse, il était préférable de le faire au poids le plus bas. Mais vous n’avez pas tenu ? Vous n’avez pas pu.
Le pâtissier :
Oui c’était difficile effectivement. Mon but, c’est de reperdre un peu de poids après l’opération, mais sans excès. C’est-à-dire je voudrais arriver autour de 120 kilos et me stabiliser à ce poids la, si je peux.
Le chirurgien :
Il faut que vous compreniez bien une chose, c’est que c’est une opération qui ne va pas vous faire maigrir. C’est une intervention qui permet de retirer ce que vous appelez le tablier abdominal. En enlève à la fois la peau, et toute l’épaisseur de graisse. C’est une chirurgie fonctionnelle qui doit vous mettre sur la voie d’un amaigrissement plus important...
Sa compagne :
Les prises de poids, les amincissements, bon, jusque-là, j’avais assez bien supporté. Après quand il a regrossi, j’ai eu du mal. Aujourd’hui je ne sais plus. Je crois que je laisse venir les choses et puis bon, il se passera ce qui se passera...
Le pâtissier :
Le plus dur dans le régime que je suit, c’est de supporter la souffrance. Quand je dis la souffrance, ça n’est pas une souffrance physique mais c’est intérieur. Il y a continuellement cette envie de manger. Quand j’ai faim, en fait, ça ne se passe pas au niveau du ventre, ça se passe au niveau de la gorge. J’ai la gorge qui se noue. En fait j’ai un besoin très important en matière grasse. Mais ça, c’est depuis des années. Donc en fait, c’est comme une drogue. En fait j’ai besoin de ma dose de matière grasse. C’est pour ça qu’il m’est arrivé des fois le soir d’aller manger un hamburger parce que j’avais besoin vraiment de matière grasse, très grasse...
J’ai réussi à trouver quand même ce qui pouvait me faire passer ce mal de gorge, je prends un yaourt. Un simple yaourt à 0 %. Ça ne calme pas ma faim mais, par contre, ça me tapisse la gorge et je n’ai plus mal. Et là, je peux continuer à travailler et à penser à autre chose.
Le tailleur :
Tu feras attention parce il y a une marche, à ne pas t’abîmer l’autre jambe. Voilà je t’ai sélectionné les articles, on va essayer les différentes choses puisque il y a du choix.
Le pâtissier :
C’est un petit peu serré quand même. Il y a combien ? Deux tailles à peu près ?
Perdre du poids c’est bien, mais ça pose aussi des problèmes. Les kilos qu’on a perdus font que ma garde-robe, il faut que je la change évidemment, j’ai perdu des tailles. Par exemple, là, j’ai une veste qui ne va pas très bien. Je ne peux pas la fermer. Mais, dans un mois, je pense qu’elle m’ira bien. J’aurais perdu une dizaine de kilos. Ce sera très bien. Mais bon, c’est vrai que ça coûte un petit peu cher de changer de garde-robe, mais bon, les kilos en moins, ça vaut tout l’or du monde...
Le pâtissier :
Et voilà, ça c’était à l’hôpital. Ça fait deux mois. Donc, on m’a coupé tout ce qui était en dessous et qui tombait, qui faisait une espèce de peau qui descendait comme ça et qui était assez embarrassante. Et la graisse d’ailleurs, on m’a enlevé sept kilos, et on a retendu la peau qui était là. Comme je n’avais plus de nombril, on a repris l’ancien et on l’a mis ici en plein milieu... Aujourd’hui je me sens plus mobile, plus à l’aise, j’ai moins de problèmes pour les gestes élémentaires de la vie.
Solange Faladé : Est-ce que vous voulez qu’on continue ?
(Suite de la projection du film)
Le pâtissier :
Je faisais cent soixante juste avant l’opération. Et maintenant cent quarante, cent quarante kilos. Bon, donc on m’a retiré sept kilos, et j’en ai perdu une quinzaine d’autres l’année dernière en faisant un petit peu attention à ce que je mange. Je n’ai plus ces besoins impérieux de manger qui pouvaient me prendre à trois heures de l’après-midi ou à dix heures du matin. Simplement, comme j’ai détraqué mon métabolisme avec tous les régimes que j’ai pu faire antérieurement, pour moi il était impensable de refaire les régimes. Mais, en règle générale, sur une période un peu longue, j’essaye de surveiller les corps gras, de manger un peu moins gras. Je ne pense à rien d’autre, j’ai envie d’un gâteau, je le mange. Ce qui fait que je perds très peu de poids, je perds en moyenne deux, trois, quatre kilos par mois. Alors que Philippe, lui, a fait un choix plus drastique où il a décidé de perdre, je ne sais pas moi, sept, huit, dix kilos tous les mois. Mais ce n’est pas du tout le même objectif. Lui veut changer complètement, il veut tuer le gros. Moi, le gros, je n’ai pas envie de le tuer. Voilà...
Moi je me laisse toujours tenter quand c’est bon. Une viande grillée, c’est extraordinaire... En manger trop, parce que ce n’est pas très bon pour la santé, enfin en tout cas ce n’est pas très bon pour moi, mais ceci dit, c’est vraiment très bon. C’est pour ça que je n’ai quasiment pas mangé un midi pour pouvoir profiter des brochettes que nous fait Jean-Louis.
Un Interlocuteur :
On ne peut pas manger équilibré avec quatre à cinq cents calories par jour sans se provoquer des carences importantes. Le danger, c’est de ne pas avoir assez de vitamines, c’est d’avoir des manques en potassium, on peut carrément faire un accident cardiaque si on manque de potassium, c’est de perdre sur sa masse musculaire plus que sur sa graisse, et surtout c’est que à mon avis, si tu mangeais cinq à six fois plus de calories par jour, tu maigrirais aussi vite. Et tu aurais perdu aussi tes douze kilos par mois.
Le pâtissier :
Admettons, puisque tu as raison, que mon régime soit carencé, en glucides, etc., dans je devrais être, normalement, depuis quatre mois, avec un régime draconien, puisque c’est le manque tu as employé, je devrais être fatiguée. Or j’ai une patate deux fois plus importante qu’il y a quatre mois.
Interlocuteur :
Ça peut paraître paradoxal, mais je pense que tu es en phase anorexique, et quand on est en phase anorexique, on est sous-alimenté, il y a un état d’euphorie qui arrive, et de grand dynamisme intellectuel qui est du à un certain nombre de réactions de l’organisme. Et je pense que c’est ce que tu traverses en ce moment.
Le pâtissier :
Non pas du tout. Moi, je me regarde tous les matins dans la glace et je me dis : tu es loin du compte, très loin du compte, mais simplement, je le dis, je le redis : un, la façon dont je maigris n’est pas du tout déséquilibrée, ni stupide, donc je vais maigrir, et deux, je ne regrossirai pas et c’est moi qui vais diriger la chose de A jusqu’à Z.
Elles sont bien ses brochettes, il n’y a pas grand-chose dessus, quoi. Le sucre et le sel, c’est un peu pareil...
Solange Faladé : Je ne sais pas si on va pouvoir aller jusqu’à la fin de ce film.
Suite de la projection du film
Le pâtissier :
Tous les jours quand je me regarde dans la glace, je vois mon visage qui fond, mes traits qui s’affinent, mes joues qui deviennent de plus en plus minces. Ça me provoque, comme ça, des petites angoisses. La transformation, l’approche de quelque chose que j’ai déjà connu, mais, ce n’est pas vraiment facile à appréhender...
Cent quarante deux kilos, j’ai perdu environ vingt kilos en deux mois, si bien que je suis dans la moyenne. Mais il faut que je continue. Aujourd’hui, ça fait deux mois que j’ai acheté ce pantalon et déjà je flotte dedans. Pour la veste, c’est pareil, je l’ai acheté en même temps que le pantalon et, à mon avis, on peut en mettre quatre comme moi dedans ! Tous les deux mois, il faut que je change ma garde-robe, mais je n’ai pas le choix. C’est le prix à payer. Voilà le pantalon que j’avais avant mon régime...
Aujourd’hui, je me trouve à une période charnière de mon amaigrissement et là, je me trouve un peu tout nu... C’est-à-dire que je ne suis pas encore devenu ce que je vais être dans ma tête, et je ne suis plus ce que j’étais. Ça provoque chez moi une angoisse quoi, une certaine peur par rapport à ce qui va se passer. Et puis il y a la lassitude qui, quand même, est toujours à la porte quoi, et qui pousse un peu. Tout ça fait que je me dis, je ne peux pas être satisfait du résultat, mais je voudrais que ça aille beaucoup plus loin. Malgré les efforts que j’ai faits, le poids que j’ai perdu en six mois, il faut que je continue à traîner mes kilos, traîner tous ces kilos, parce que en fait, je suis mince mais je suis dans un corps de gros, je suis mince dans ma tête, dans un corps de gros.
Interlocuteur :
Ce que vit Philippe en ce moment, c’est ce que j’ai vécu il y a quelques années, quand j’ai perdu beaucoup de poids, et quand j’avais ce besoin impérieux de courir vers le... En quelques mois, il vit une transformation qui généralement peut être acceptée par l’être humain sur des dizaines d’années. Si, brutalement, en six mois, on prenait trente ans, on serait complètement paniqué parce que la transformation physique, c’est aussi la transformation de l’identité et ça, c’est terriblement perturbant. Il faut une résistance incroyable pour tenir le choc.
Le pâtissier :
Je suis sûr que le bouleversement physique autant que psychologique, après mes cents kilos perdus, ne feront qu’attiser les flammes qui font briller ma vie, ma passion pour les goûts, les couleurs, les saveurs, et surtout mon infinie gourmandise...
Juste un petit avantage pour moi, c’est que mon palais est fait, depuis les nombreuses années où je travaille les goûts et les couleurs, en fait j’ai besoin juste de ce qui reste dans la cuillère pour avoir le goût et le parfum à la bouche, donc ça, ça représente un minimum de calories. Ce n’est pas ça qui m’empêchera de maigrir. Par contre, ça me provoque l’envie à chaque bouchée. Ça, ce n’est pas facile parce que là, je replonge dans les saveurs... Quelque chose que j’aime, c’est le moins qu’on puisse dire. Une chose qui est intéressante, c’est de sentir le foie gras... Et ça croque. Donc tu as du goût du croustillant, du croquant, du fondant, là, tu as quasiment toutes les textures réunies dans une même assiette. C’est un patchwork architectural. J’ai toujours envie de ressentir ces plaisirs en bouche, de ressentir cette volupté sur les papilles... C’est un plaisir tellement immense de manger que je ne peux pas me passer de ça.
Interlocuteur :
Tu as toujours tes angoisses boulimiques ?
Le pâtissier :
De moins en moins, mais enfin, bon. Elles sont toujours présentes, de moins en moins quand même. Heureusement, ça me fait des adversaires en moins.
Sa femme ? :
Depuis qu’il a commencé son régime, il y a six mois, Philippe a beaucoup beaucoup changé, il parle beaucoup plus vite, il est moins fatigué, et puis, il est plus gai, plus entreprenant, il a plus de punch qu’avant, c’est maintenant que je réalise que j’aurais dû être plus consciente du fait qu’il grossisse et le surveiller davantage. C’est vrai que par mon travail, j’étais très prise, mais j’aurais dû être plus vigilante. Et c’est vrai que je me sens un petit peu responsable.
Le pâtissier :
Sur cette photo, là, j’avais huit ans. Huit ans, c’est l’âge auquel j’ai commencé à grossir. En fait c’est simple, parce que j’étais souvent tout seul chez moi, mes parents n’étaient jamais là, ils étaient restaurateurs, ils travaillaient beaucoup. Il y avait des moments un peu difficile pour moi, c’était l’après-midi quand je rentrais de l’école, quatre heures et demi, cinq heures, et puis, j’étais tout seul pour faire les devoirs pour combler le vide affectif, je mangeais.
Sa femme ? :
C’était catastrophique, parce que je sentais qu’il en souffrait et je n’arrivais pas moi, à lui faire comprendre qu’il fallait changer qu’il fallait maigrir.
Le pâtissier :
Et en fait là, j’ai beaucoup grossi, beaucoup beaucoup grossi et je suis devenu obèse, vraiment vraiment très gros, obèse. Ça a duré jusqu’à vingt et un ans, jusqu’à ce que je parte à Cannes travailler dans un grand restaurant. J’ai coupé le cordon ombilical avec ma mère, et le fait de prendre toutes mes responsabilités, d’affronter la vie, j’ai maigri, j’ai maigri mais vraiment comme dans le beurre j’ai perdu soixante-dix kilos en à peu près un an, et pour des raisons professionnelles je suis remonté à Paris. J’étais vraiment, vraiment mince. Ça a été mon erreur pour moi, puisque là, le cordon que j’avais coupé deux ans auparavant, et bien je l’ai renoué. Et puis ça a été l’engrenage. Je suis retombé dans le même cercle vicieux que celui dans lequel j’étais avant et je me suis laissé entraîner, entraîner. Et là je suis remonté de façon inexorable jusqu’à deux cent vingt kilos.
Sa mère ? :
Ma façon de l’aider, c’est de prendre du recul, de la distance et puis d’être présente s’il le faut, mais le minimum, le moins possible. Je pense que c’est comme cela qu’il y arrivera...
Le chirurgien : :
Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Le pâtissier :
Eh bien écoutez, ça fait six mois que j’ai commencé mon régime, j’ai perdu soixante kilos, soixante kilos, une dizaine de kilos par mois, régulièrement... J’aurai besoin d’une opération, ça c’est sûr, il y a un excès de peau.
Le chirurgien : :
Vous allez vous déshabiller, on va voir ce qu’on peut faire... Vous avez un excès cutané avec graisse, très important. Vous avez ce qu’on appelle un tablier abdominal. Et il faudra enlever toute cette partie de peau et de graisse, l’incision partira à peu près d’ici pour aller se terminer là, c’est une opération relativement importante. Bon ceci dit, ça c’est l’état d’aujourd’hui, il est possible que quand vous aurez maigri davantage, ils seront différents, la peau se sera peut-être rétractée, donc, on enlèvera peut-être moins de peau, ou plus, il faut voir ce que ça va donner... Je pense qu’un repos de quinze jours minimum trois semaines me semble raisonnable (après l’opération)
Le pâtissier :
Donc, si je me fais opérer en juillet, en septembre, je peux reprendre... pour renforcer ce sentiment d’existence.
... Je prends souvent mon petit sandwich au camembert, il y a évidemment un peu de gras, mais on ne peut pas vivre sa vie sans gras parce que sinon, ça n’a plus de sens, ça n’a plus de goût... À peu près cent trente trois, cent trente quatre, ce qui fait à peu près vingt kilos depuis le mois de juin, à peu près autour de trois ou quatre kilos par mois, je trouve que c’est déjà beaucoup. J’aimerais bien ralentir le rythme.
Gros, très gros, gros porc, gros dégueulasse... Mais qu’est-ce que je regarde ? Je toise les filles, et pas n’importe lesquelles, celles qui, jeunes, minces, blondes, marchent dans les rues et portent des collants ajustés, celles qui rient avec de belles dents blanches, des lèvres... J’écris ce roman, parce que ça m’aide à sortir de ma déprime. Ça m’aide à me sentir exister. Peut-être est-ce pour cela que je me suis jeté à coeur perdu dans la pâtisserie, pour y trouver un semblant d’identité. Mais la pâtisserie est-elle un art ou l’ordinaire assemblage ? Mon personnage de roman est un pâtissier génial comme Philippe, mais qui a aussi les paradoxes que Philippe a pu avoir, c’est-à-dire qui est capable de fabriquer les pâtisseries les plus fines et de s’empiffrer la nuit les hamburger les plus gras, les plus dégueulasses. Mais ça s’arrête là. En fait mon personnage est quelqu’un qui court après l’inaccessible, après une femme qui n’existe pas.
Je trouve que... Sensuellement dans le hamburger. Il y a de la salade, ça croque, ça fond, ça craque pour certains, d’autres c’est croustillant, il y a des mélanges de texture et de saveurs qui sont très bons. Je ne recherche pas particulièrement la viande plus qu’autre chose, je recherche un ensemble, une harmonie et le hamburger c’est quelque chose que j’aime énormément. C’est très sensuel comme produit.
Solange Faladé :
Vous voulez qu’on continue ? Je crois que ce qui pouvait nous intéresser, nous l’avons entendu au début, puisque ce qui a été traumatique pour lui, c’était de se retrouver en revenant de l’école, enfin ce qu’il vous a dit, ce vide et comment il a essayé de le meubler, d’y mettre une vie, une présence.
Ce qui est intéressant aussi, c’est pour ce qui est de la zone érogène, buccale, ce n’est pas uniquement, comme Freud nous le dit dans « Les trois essais », c’est pas uniquement la bouche, c’est pas uniquement les lèvres, c’est vraiment tout cet appareil digestif, il nous le dit bien, sa gorge, son gosier, son estomac, enfin c’est tout cela qui est véritablement la zone érogène, et vous voyez l’importance que ça a pu prendre chez lui.
Et cette envie de manger, cet envie impérieuse, et c’est aussi ce qui a frappé Freud dans la pulsion de mort, c’est cette répétition, ce quelque chose qui fait que ça revient toujours, qu’on ne peut pas ne pas le faire, et c’est bien ce que nous voyons chez cet homme, bien que le dualisme pulsionnel joue, ce qui est de la pulsion de vie, ce que Freud a rassemblé dans la pulsion de vie, c’était primitivement ce qui était du Moi ; ce qui était du sexuel, c’est dans la pulsion de vie, et vous voyez, vous avez pu voir, pour lui, le Moi s’est fait juge de ce qu’il est devenu, il se traite de gros porc, de gros tout ce que vous voulez, il y a là ce dualisme, ce jugement, ce quelque chose qui fait que il se juge pas bien, et puis avec ceci, c’est que il tient aussi à la vie, il veut pouvoir continuer à vivre et, en même temps, il est aux prises avec ce qu’il y a là de conflictuel. Je crois que c’est un des points importants de ce que Freud a apporté dès le départ, il a pu le saisir, ce qui fait que l’être parlant est divisé, et divisé dès le départ, ce dualisme, ce qui a fait que il s’est séparé de Jung qui ne voulait rien entendre de ce qui était là en fonction chez un être humain, Freud y tient énormément.
Cet homme, pulsion de mort, il ne veut pas mourir et, en même temps, la question de son existence se pose à nouveau à lui et même ce qui est de son image. A un moment, peut-être que ça ne s’est pas bien vu, c’était au départ, de se retrouver comme cela avec ce visage qu’il ne reconnaît plus, c’était aussi quelque chose qui l’a dérangé. En fait, il s’est aimé comme il est devenu et pouvoir y renoncer, ça a rendu aussi difficile tout ce travail qu’il a dû faire.
Donc, pour ce qui est là, c’est véritablement de la pulsion de mort, dans ce qui s’est joué pour ce garçon, ce petit garçon de huit ans, il y a eu, du fait de ce lien, comme il dit « le cordon ombilical n’a pas été coupé », il parle de ce lien incestueux, de ce désir, de ce quelque chose qui, dans le sexuel, ça n’a rien à voir avec le génital, Lacan y insiste, il a huit ans, ça n’est pas de l’ordre du génital, il y a là quelque chose de véritablement luciférien, dit Freud quelque part, qui est dans le sexuel, et c’est ce qui a été plus fort que tout.
Et lorsqu’il a pu vivre ailleurs, vivre dans un lieu autre que dans cet endroit, comme il dit, en quelques mois, il a perdu soixante-dix kilos et sans avoir fait quoi que ce soit. Mais enfin, je crois, quand j’ai vu ce reportage, c’était tout à fait un pur hasard et il m’avait semblé que ça pouvait nous aider à comprendre un certain nombre de points dans ce qui nous intéresse, ce qui a pu aussi étonner Freud parce que, lorsqu’il a mis en place sa pulsion de mort, c’était pas pure élucubration, c’était véritablement ce que, avec certains de ses patients, il a eu à vivre. Il a été confronté à cela et ça l’a ramené à reprendre ce qu’il avait pu dans un premier temps avec « l’Esquisse », et ensuite avec la mise en place de l’appareil psychique, il a dû le repenser et là, nous voyons bien ce que, en fait, lorsque le plaisir ne peut pas se mettre en place, dans ce vide qu’il a eu à vivre, et que c’est la jouissance, avec ce que toute cette jouissance a véritablement de mortel, à ce moment-là, il y a là quelque chose de tout à fait déroutant, c’est bien ce que Freud nous dit. Il s’attendait à ce que chez un être humain, chez un être parlant, reprendra Lacan, ce soit toujours, ce qui dans la décharge, va permettre qu’il y ait un plaisir et que ce plaisir sera confronté avec la réalité : principe de plaisir - principe de réalité, il n’y a pas à les séparer, mais lorsque ça ne peut plus être, lorsque c’est la jouissance tel que c’est présenté là, il y a même des passages que l’on a pu voir où cet homme, à peine réveillé, se précipite dans son réfrigérateur. Lorsque c’est à ce point là, alors c’est véritablement quelque chose qui va vers la mort, mais ce n’est pas une mort voulue, ce n’est pas une mort voulue.
Alors tout ceci a été pour Freud, une question d’interrogation, parce que là, peut-être qu’on n’a pas vu combien la destruction, ce que Freud nous dit de la pulsion de destruction, va être vécue par lui, puisqu’il va se casser la jambe, il n’aura plus telle partie de son corps, il va même apporter cette « livre de chair » dont nous parle Lacan, enfin là il y a, m’avait-il semblé, ce qui pouvait nous permettre de mieux saisir ce que dans ce bouleversement, dans ce traumatisme, lui-même nous dit ce dont il souffre, ce n’est pas en fait de la faim, bien qu’il ait cette envie impérieuse de manger, c’est véritablement une souffrance psychique, sa douleur, c’est là, et c’est quelque chose qui le dépasse et je suis sûre que le petit garçon qu’il a été, ça a dû le dépasser et comme dit sa mère, elle n’a pas su surveiller, il y avait là quelque chose qui était au-delà, puisque reprenant ce terme de Freud, ce jenseits, qui était au-delà du principe de plaisir et que rien ne pouvait refréner.
Bon je vais peut-être m’arrêter un instant, s’il y a des questions, et ensuite je parlerai de Marie d’Égypte, ou alors je parle de Marie d’Égypte, parce que je crains que le temps, pardon ?
Marguerite Bonnet Bidaud :
Le fait de changer de lieu rompt ce cycle infernal ?
Solange Faladé :
Oui, absolument !
Marguerite Bonnet Bidaud :
Alors ça se greffe comment dans le processus analytique, ce phénomène de simplement changer de lieu ? Oui parce que, en fait, lui, il ne change pas ! C’est le fait de… c’est ça qui me questionne, vous voyez ?
Solange Faladé :
Lui-même nous dit que le cordon ombilical a été coupé.
Marguerite Bonnet Bidaud :
C’est imaginaire ou symbolique ?
Solange Faladé :
Les deux sont mêlés. Il y a dans la relation que ce petit garçon avait avec sa mère, ce désir, ce désir incestueux, et que, semble-t-il, la limite n’avait pas pu être mise. On n’en sait pas plus mais on fait, avec ce qu’il dit, puisque là, il n’y a pas d’extrapolation, c’est avec ce qu’il dit. Quand il est parti, il y a eu ce cordon ombilical, il parle de cela, et nous savons quand même qu’il peut y avoir des renversements - prenons les termes de Freud - dans le pulsionnel.
Marguerite Bonnet Bidaud :
Il aurait pu, à ce moment-là, voyant que ça n’avait plus ce cycle infernal, rester dans ce lieu de vie or il décide de remonter à Paris et il dit : « j’ai eu tort ».
Solange Faladé :
Oui, mais il ne l’a su qu’après-coup.
Marguerite Bonnet Bidaud :
Il semblerait qu’à son insu, quelque chose l’ait poussé à revenir à Paris.
Solange Faladé :
Ça, c’est possible. C’est un autre aspect de ce que Freud a essayé dans cet « Au-delà du principe de plaisir » de dire, ce qui fait qu’on est poussé à revenir, enfin le fait que, l’inanimé pour Freud est là avant l’animé. Bon, mais on peut se dire que cet homme ayant perdu si rapidement ses soixante-dix kilos a pu penser que c’était acquis et qu’il n’allait pas, parce que retrouver cette ambiance, en revenir à ce qui s’est joué pour lui véritablement à son insu. Quand il avait huit ans, ce serait intéressant de reprendre ce que Freud nous dit de la période de latence, il semble que ça ne s’est pas mis en place pour lui, pour que il y ait eu ce traumatisme, je crois que si on reprend ces trois points que Freud développe autour de la pulsion de mort, ce traumatisme, rien ne le préparait à cela, exactement comme les névroses, rien ne le préparait à cela et on peut penser que la période de latence n’a peut-être pas joué.
Nous n’en parlons plus, nous, de la période de latence, parce que, avec ce que Lacan a mis en place avec la métaphore paternelle, avec « la structure est déjà-là », on fait comme si toute cette phénoménologie de Freud, on n’a plus à en tenir compte, c’est pas vrai. C’est pas vrai ! Et vraisemblablement pour ce garçon, il n’y a pas eu cet espèce d’accalmie que Freud décrit dans la période de latence et qui lui aurait permis peut-être, de faire en sorte que cette douleur, parce qu’il y a eu véritablement douleur, qui s’est transformée en sublimation, mais pour revenir à ce que vous disiez, il ne pouvait pas savoir, mettons-nous à sa place, on perd soixante-dix kilos en quelques mois, on se dit : voilà, c’est gagné. Pouvait-il penser ? C’est à son insu que il va à nouveau, là, être confronté avec ce qui était de cette jouissance, cette jouissance qui mène jusqu’à la mort et, en même temps, il y a ce dualisme, ce conflictuel, ce qui est tout autour de la pulsion de vie qui fait que il a quand même envie de s’en sortir, mais comme ça lui coûte cher !
Jean Triol :
Ce qui est curieux, c’est que la réalité n’a l’air de ne plus avoir cours chez lui, et la réalité de ce changement physique a joué. Donc c’est là ce qui est curieux dans ce déplacement géographique, c’est que, alors que la réalité n’avait plus cours,…
Georges Hanoun :
Il dit à ce moment-là qu’il est passé dans la réalité, c’est la réalité. Avant de dire qu’il a perdu soixante-dix kilos, il dit qu’il est allé dans la réalité, quelque chose comme ça.
Solange Faladé :
Au moment où il va à Cannes ?
Jean Triol :
C’est ça.
Solange Faladé :
C’est ça, mais je crois que principe de plaisir, principe de réalité, il ne faut pas les séparer.
Jean Triol :
Mais ils ont l’air d’être mis hors-jeu, en quelque sorte, par cette jouissance. Évidemment, par ce déplacement géographique, il y a un moment où il arrive à sortir de la jouissance, donc la réalité, dans ce déplacement, dans cette séparation, dans cette coupure, reprend ses droits en quelque sorte.
Solange Faladé :
Oui, mais avec ceci que ce qui alimentait son désir n’est plus là, parce que c’est quand même ça qui est…
Jean Triol :
Il était encore bien dans le vide, puisque il était à mille kilomètres !
Solange Faladé :
Oui, mais la présence de la mère, parce que il dit : « le cordon ombilical a été coupé », c’est quand même pas un vain mot que ce mot et de revenir là. Qu’est-ce qui a joué à nouveau ?
Remarquez, moi, je l’ai déjà regardé deux ou trois fois, je le regarderai parce que je le trouve très instructif, ce qui…
Michèle Aquien : :
Il y a une chose qui m’a frappée. Je suis arrivée donc beaucoup plus tard, j’étais pas au courant… Quand on prend les choses au milieu, on ne comprend rien, et j’ai cru que c’était sa femme, sa mère, parce que c’est quand même troublant cet homme qui est sans femme.
Solange Faladé :
Mais il en a une.
Michèle Aquien : :
Il en a une, et alors pourquoi n’est-elle pas là ? Pourquoi y-a-t-il la mère tout le temps ?
Solange Faladé :
La compagne ?
Michèle Aquien : :
Et elle accepte qu’il grossisse comme ça ? C’est pas la mère qui a à dire : « je le laisse grossir », c’est la femme qui dit : il n’est pas désirable.
Solange Faladé :
Il faut croire qu’il a été désiré, puisqu’il a même eu un enfant.
Michèle Aquien : :
Peut-être qu’elle l’a rencontré à Cannes puisque, à Cannes, il n’était pas mal !
Elizabeth Boisson :
Il a un père, cet homme ?
Solange Faladé :
Oui, il était restaurateur, les deux parents étaient restaurateurs.
Elizabeth Boisson :
Il y a la mère qui dit « je n’ai pas veillé à ça, j’aurai du être plus attentive », mais le père ?
Solange Faladé :
Oui je sais bien mais ce désir incestueux, ce sexuel, ça a à voir avec la mère, là. On ne peut pas…
Intervenant :
De la mère, j’ai trouvé qu’elle faisait appel à cela. Dans cette façon de dire « je suis là sans être là ». On peut tout à fait imaginer aussi que, s’il est revenu de Cannes, c’est parce qu’il y avait cet appel aussi.
Solange Faladé :
De toute façon, il n’était pas parti à Cannes pour toujours, c’était pour des raisons professionnelles, mais il semble que ce qui l’a frappé, c’est que là, il a pu perdre ses soixante-dix kilos sans coup férir, et qu’il ne pouvait pas penser, je crois, qu’en revenant, il allait se retrouver avec cette envie impérieuse, mais je pense que, de nouveau, il a été confronté avec ce désir pour sa mère.
Michèle Aquien :
Justement, c’est pour ça que je suis très surprise que la femme ne se soit pas mise en travers.
Intervenant :
Dans le reportage, il semble que quand même…
Gérald Racadot :
C’est vrai qu’elle n’a pas pu faire barrage à ce vide, elle n’a pas pu venir à cette place qui aurait permis qu’elle fasse barrage par rapport à ce vide que cet homme comble.
Annie Biton :
Ça pose toute la question du fantasme puisque le premier élément de séparation que vous avez pointé à l’âge de huit ans où il se trouve seul, et séparé de cette présence attentive de la mère et puis ce déplacement à Nice qui est un autre type de séparation qui produit l’effet inverse. Donc je me demande, moi, si cette première séparation traumatique a développé toute une vie fantasmatique et pulsionnelle incontrôlable et que, à partir du moment où, au contraire, il y a eu basculement dans un autre registre, à ce moment-là, il a pu trouver ailleurs des appuis dans la réalité. Il semblerait que c’est ce qui est dit, ailleurs.
Solange Faladé :
Oui.
Annie Biton : :
Mais ça pose la question de la présence réelle de la mère près de lui, avec le regard de la mère sur lui.
Solange Faladé :
La présence réelle de la mère et de ce lieu quand même. Tout cet environnement, ça joue aussi, cette maison qu’il a retrouvée, ça joue aussi. Mais enfin, je crois que ça vaudra la peine de revenir un peu sur ce qui s’est dit là, avec à la fois cette décharge où la jouissance prend toute sa place, et qui ne peut que mener à l’inanimé.
Ça me rappelle un autre que j’ai vu il y a deux, trois ans, ça se passait en Amérique, un homme qui avait plus de trois cents kilos etc. Et le feu dans sa maison, il a fallu que les pompiers le transportent, il ne pouvait pas marcher.
Mais enfin, ce retour à l’inanimé, ce quelque chose qui à la fois dans cette destruction fait que l’homme, cette décharge telle que ça ne peut aller qu’à la mort. Je crois que ça vaudrait la peine pour nous, de reprendre « l’Esquisse », de reprendre ce que Freud a mis en place avec l’appareil psychique, et puis ensuite, effectivement, ce pulsionnel, qu’est-ce qu’il a fabriqué autour de cela, il ne nous le livre pas. Je crois que il ne faut pas trop demander à, mais c’est sûr que, dans un temps, ça contribue à sa plus grande destruction et puis, dans un autre temps, quand il n’y avait plus ce lieu, quand en fait, il pouvait être débarrassé de ce désir pour la mère, autre chose a dû être dans son ordinaire, si je puis dire, quand il était à Cannes. Le plan fantasmatique…
Christine Giraud :
En ce qui concerne la boulimie, est-ce que c’est différent de tous les autres symptômes ? La mère avec laquelle il ne peut pas rompre, la femme aurait pu faire barrage mais des gens qui sont en couple, ils ont quand même des symptômes névrotiques qui impliquent aussi le désir pour la mère avec lequel ils ne peuvent pas rompre et couper. C’est pareil pour cette boulimie et tous les autres symptômes que les gens ont ? Est-ce que c’est différent ? Est ce qu’il y a différence par rapport à d’autres choses, et ce manque de coupure aussi avec la mère ?
Solange Faladé :
Alors, écoutez, pour ce qui est du symptôme, c’est très important de bien séparer ce qui est du pulsionnel, et là nous sommes restés dans le pulsionnel, et ce qui est du symptôme. Quel est le symptôme de cet homme ? Est-ce que nous le savons ? Est-ce que dans ce qu’il nous a fait saisir, dans ce qu’il a pu dire, est-ce que nous pouvons dégager son symptôme ?
Christine Giraud :
Ce n’est pas manger ?
Solange Faladé :
Ça c’est le pulsionnel. Le symptôme, c’est autre chose, nous ne savons pas si c’est un hystérique, nous ne savons pas si c’est un obsessionnel, nous ne savons pas quel est son symptôme. Mais ce que nous savons, c’est ce qui a touché sa pulsion, ce qui a touché le pulsionnel, avec cette chose aberrante qui s’est mise en place au point de devenir ce qu’il est. Parce que son envie de manger, ce quelque chose d’impérieux, ce n’est pas ça, le symptôme.
Marguerite Bonnet Bidaud :
J’ai trouvé justement… dans cet exemple-là, le parallèle avec l’autre gros, c’est très différent. L’autre gros, il dit d’ailleurs, il dit qu’il doute de son identité, et il mange pour se remplir, ça lui donne une identité, et il dit aussi, il m’en faut plus que les autres, d’ailleurs il décide qu’il ne peut pas, lui, se séparer de cette image, son image à laquelle est accrochée, son identité, puisqu’il ne veut pas maigrir au-delà, il maigrit suffisamment pour ne pas être malade, pour ne pas mourir trop tôt, mais il le dit qu’il veut rester à cent vingt kilos, il faut qu’il soit gros, et la différence entre ces deux images nous enseigne beaucoup… Parce que il reste sujet.
Solange Faladé :
Mais on ne peut pas dire que l’autre n’est pas sujet, mais il est tellement pris dans ce…
Marguerite Bonnet Bidaud :
Est-ce que, chez l’autre, ce serait plutôt de l’ordre du symptôme, son besoin de manger, parce que, sinon, il doute de lui ?
Solange Faladé :
Là, on ne peut pas dire. Je crois qu’il nous faut être prudent, rien ne nous permet de dégager ce qui serait du symptôme.
Marguerite Bonnet Bidaud :
Ça m’a frappée de voir cette différence, ce n’est pas le même phénomène.
Solange Faladé :
C’est sûr, mais on ne sait pas ce qui a amené, l’un, l’autre à devenir gros. Le pâtissier nous dit ce qui le…
Gérald Racadot :
Oui oui, tout à fait, de l’autre on ne sait pas.
Solange Faladé :
Alors ça, je crois que, soyons réservés, soyons prudents, nous ne savons pas, il aurait fallu qu’il puisse nous faire connaître, nous faire savoir aussi comment les choses sont parties, se sont mises en place pour lui.
Guy Léandre :
Ce qui est intéressant, je trouve, c’est cette différence dans ces manières de manger. Dire que là, en entendant le cuisinier, il y a quelque chose d’esthétique, une sorte de boulimie gastronomique qui, comment dire, en restant donc au niveau du pulsionnel, indique bien une différence importante par rapport à d’autres types de manger, ou d’autres types d’approche de la nourriture, de l’aliment.
Solange Faladé :
C’est vrai oui.
Guy Léandre :
Une sorte de boulimie gastronomique qui… indique bien une différence importante par rapport à d’autre types de manger…
Solange Faladé :
Oui. Ce qu’il y a c’est que, pour ses papilles, il nous en parle de ses papilles, et je crois que là, la fonction du beau joue pour le cuisinier quand il prépare ses plats, les présenter, les différentes consistances qu’il doit y avoir, vous avez raison. La fonction du beau joue, c’est sûr, ce n’est pas se goinfrer pour se goinfrer, il lui faut avoir une certaine sensation, ce n’est pas n’importe quel aliment qui lui permet de satisfaire cette pulsion, c’est vrai.
Annie Biton :
On perçoit bien comment le dualisme fonctionne parce qu’il essaie de s’appuyer sur la partie esthétique qui est du côté du principe de plaisir, comme dit Lacan, et il essaie de l’opposer à ce pulsionnel, il essaie de faire barrage.
Gérald Racadot :
Il essaie de faire barrage ?
Annie Biton :
Oui, il essaie de faire barrage avec ce côté esthétique qui est vraiment de l’ordre du principe de plaisir, contrairement à ce qui est du côté de la jouissance pulsionnelle.
Solange Faladé :
Absolument, absolument. Mais enfin, c’est-à-dire que ce dualisme que Freud a trouvé là, lui-même, nous le fait savoir, il vit avec ça et c’est d’autant plus conflictuel.
Intervenant :
Le rapport entre la prise de poids et la féminité ?
Solange Faladé :
Enfin, là, il a une compagne, comment les choses se passent entre lui et cette femme, nous ne savons pas. Pourquoi la prise de poids irait forcément avec la féminité, qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Parce que on n’est pas allé jusqu’à la fin, mais on verra, que il… En tout cas, on ne peut pas dire qu’il s’inscrit du côté féminin, cet homme, même s’il a une certaine coquetterie. On n’est pas allé jusque là, quand il pose, enfin etc.
Pourquoi pensez-vous que ça va de pair ? Sûrement quelque chose vous fait penser à cela.
Bien, enfin on aura l’occasion d’y revenir, j’ai pensé que ça pouvait avoir de l’intérêt pour nous cet exemple. Avec la pulsion de mort, la question du désir de mort que Lacan a apportée, m’a interrogée et m’a interrogée surtout par rapport à ce qui à la fin d’une analyse fait qu’il y a ce rapport avec ce S(
). Mais je me suis dit que, dans un premier temps, peut-être qu’il y avait, avant de nous arrêter sur ce qui peut se jouer à la fin d’une analyse, puisqu’il y a quand même la traversée du fantasme, enfin il y a beaucoup de choses, peut-être voir avec Marie d’Égypte, ce que nous pouvons déjà saisir, comprendre autour du désir de mort.
Alors, désir de mort, souvent on se demande si ça a à voir avec la pulsion de mort. Ce qui est sûr, c’est que ça a à voir avec du pulsionnel et, avec Marie d’Égypte, je vais essayer de le montrer, en tout cas en me servant de ce que Lacarrière a apporté. Je ne sais pas si cet ouvrage de Jacques Lacarrière est connu de tous ici, je vais très rapidement en dire quelques mots.
Il s’agit d’une jeune femme qui vit à Alexandrie, une prostituée de profession et même d’une lignée de prostituées puisque, à peine nubile, sa mère la fait rentrer dans cette profession qui est la sienne aussi, qui est celle, semble-t-il, de toutes les femmes de sa lignée. Et donc cette jeune femme se retrouve à Alexandrie et décide de vivre sa vie et mon Dieu ! tout pénis qui se présente est accepté et non seulement accepté mais enfin elle en tire une jouissance certaine, ce qu’elle ne cache pas du tout. Et on peut dire que là, pour ce qui est de la jouissance phallique, Marie d’Égypte nous le fait connaître dans tout ce qu’elle a pu en vivre.
De ce côté-ci - Solange Faladé montre les formules de la sexuation en marge - pour une femme c’est vraiment le penisneid et ce besoin de pénis, cette recherche de pénis, elle l’étale, elle… donc dans ce premier temps de sa vie, elle est tout à fait au service de cette jouissance phallique, elle est… on peut dire que le pénis qui lui est proposé est véritablement fétiche pour elle, c’est à un point tel que, même lorsqu’il n’est pas là effectivement en chair, présent, elle peut le rendre présent et ça contribue à la jouissance qu’elle-même s’offre. Enfin les choses sont très bien dites par Lacarrière. Donc jouissance phallique. Tout au long de la première partie de sa vie, elle est aux prises avec cela, et elle s’en trouve bien.
Bon. Il va y avoir un bouleversement dans Alexandrie, elle se dit qu’elle ne va plus pouvoir vivre cette vie de prostituée comme elle vivait jusque-là puisque, quand elle rencontrait un homme dans la rue, si elle le désirait, elle ne se privait pas de le prendre au passage. Bon. La vie change dans Alexandrie, elle décide de quitter Alexandrie, je vous passe tout ce qui a pu se passer, la rencontre avec les baptistes, enfin bref, elle décide de quitter Alexandrie et de partir à Jérusalem, et pour payer son voyage, elle le paie de son corps et, mon Dieu, elle jouit autant qu’elle le peut et peut-être plus qu’elle le peut, enfin, de tous ces hommes qui font le voyage. Mais, avec ces personnes qui font le voyage, il y a aussi des pèlerins qui se rendent à Jérusalem pour l’exaltation de la Sainte Croix, c’est sûrement pas pour rien que l’auteur a pris ce passage de la liturgie.
Elle arrive à Jérusalem et, sans se rendre compte, elle est au milieu des pèlerins, et quelque part dans le livre, on lui fait dire, elle dit qu’elle a dû passer sans le savoir une frontière ; avec les pèlerins, elle se dirige vers la Basilique, et là tout le monde peut rentrer sauf elle, il y a une force qui l’arrête, elle ne comprend pas, elle s’en va. Ça se passe un certain nombre de fois et puis il lui revient la voix qu’elle a entendue, cette voix impérieuse, dit-elle, et elle réfléchit autour de cela et quelque chose d’un savoir se présente à elle : elle se dit, c’est sûrement à cause de ce que j’ai vécu et en particulier dans ce bateau, c’est sûrement pour cela que je ne peux pas entrer dans la Basilique. Alors, là je m’arrête un instant pour dire que c’est… le pulsionnel est là.
Reprenons ce que Lacan nous dit d’Actéon et de sa meute, de ses chiens qui le suivent et la façon dont il a repris cela dans le Transfert à propos de Pensée de Coûfontaine. La meute d’Actéon, ce sont ses désirs, la meute de ses désirs, or c’est bien ça qui la suivait, elle, Marie. Et qu’est-ce qui s’est passé ? On ne peut pas toujours le dire, mais enfin on en sait quelque chose dans l’après-coup. Il y a eu sûrement un accrochage avec le grand Autre, avec ce qui du grand Autre s’est fait connaître à elle, qui est cet objet, ce reste, cet objet de désir et qui est là, la voix. Et c’est à partir de cela que elle va pouvoir devenir, si l’on peut dire, sujet, enfin elle est en train de disparaître de ce qu’elle était jusque-là. Donc, on peut reprendre ce que Lacan nous dit à propos du trajet de la pulsion. Elle est venue avec sa meute, elle accroche quelque chose de ce qui va devenir cet objet petit a, mais parce que l’Autre quelque part est intéressé et, à ce moment-là, elle va disparaître de ce qu’elle était jusqu’à ce jour.
Une fois qu’elle a compris ça et qu’elle s’est dit, ah mais c’est par rapport à tout ce que j’ai vécu, donc avec ce changement possible qui se dessine. Elle se présente à nouveau à la Basilique, elle peut rentrer et là, elle reconnaît une icône qu’elle avait vue à Alexandrie et qu’elle ne pouvait pas connaître puisque jusque-là elle avait été si peu intéressée par tout ce que pouvaient apporter les chrétiens dont elle ne connaissait même pas l’existence, qu’elle a vue par hasard dans une petite chapelle d’Alexandrie, elle reconnaît donc cette icône et elle sait, elle apprend à ce moment-là que ce personnage là représenté a le même nom qu’elle, enfin qu’elle porte le nom de ce… que c’est Marie, la mère qui pleure son fils, enfin qui est là les bras étendus. Elle est frappée et elle comprend ce que la voix lui fait entendre, qu’elle a à retourner à Alexandrie et qu’elle a à passer le Nil. Donc c’est ce qu’elle va faire.
Dans ce qui est là en train de jouer pour elle, et je crois que c’est un point qu’il faut raccrocher à son histoire, c’est que, pour la première fois, elle entend quelque chose de l’ordre d’une défense. Jusque-là, elle recevait tous les pénis, peut-être que celui de son père, allez voir, de son frère, enfin rien ne lui était défendu. Or avec cette voix, quelque chose d’une défense se fait connaître à elle et, en même temps, ce qui peut causer le désir, puisque cette voix est objet petit a, objet cause de désir, et reste. Alors ce que Lacan nous dit quelque part dans …changement de cassette… Les Quatre Concepts, à ce moment-là se met un désir parlé, « à ce moment-là peut se mettre en place un désir fou »...
Elle revient donc à Alexandrie, elle passe le Nil et elle décide d’avoir une toute autre vie. Elle se détourne donc de tout ce qui est jouissance phallique, non sans peine. Elle va dans le désert et il nous est dit que Marie enfin trouve ce qu’elle cherche : rien, cette étendue, ce vide, pas la moindre présence. Donc elle va être confrontée avec ce S(
), et là, l’auteur même de nous dire qu’il y a une incroyable vacuité ; et c’est ce vide que, c’est là que va se poser ce désir de Marie, et ce désir qui a à voir avec le vide, avec le fait que avec ce S(
), avec le vide de la Chose, avec cette recherche qui va être sa recherche de ce grand Autre, mais qui n’existe pas, et ce sera là tout le cheminement de Marie dans ce temps où elle a tourné le dos à cette jouissance phallique.
Ça ne se fait pas facilement, et elle-même, elle nous dit combien il lui est difficile de ne plus retrouver cette odeur de sperme, combien il lui faut véritablement s’assurer que telle chose, que ce soit les feuilles de choux, ou je ne sait quoi enfin qu’elle peut mâchonner, ne lui rappelle pas cette odeur de sperme. Enfin bref, elle a toute une difficulté à véritablement se séparer de cette jouissance phallique, et elle est tellement tourmentée par cela que elle arrive, elle décide de boucher son sexe, avec du sable, enfin etc., c’est pour dire que ça n’a pas été une chose facile pour elle, que dans cette quête pour trouver ce qu’elle cherche, et ce qu’elle cherche, il n’y a rien pour y mettre, ce n’est pas facile.
Alors ce désir de mort dont nous parle Lacan. Il y a quelque chose qui est frappant dans le récit de Lacarrière, c’est la difficulté pour Marie de trouver le sommeil. Elle passe toute sa vie à se mortifier, à être là au soleil, avoir faim, avoir soif et quand le soir arrive, elle a du mal à trouver le sommeil, dormir, c’est une difficulté. Mais enfin j’y reviendrai à un autre moment, pas ce matin, parce que ça vaut la peine d’essayer de comprendre ce que ceci a à voir avec ce désir de mort, de pouvoir ou de ne pas pouvoir trouver le sommeil, de pouvoir dormir et si on peut dormir. Bon.
Donc cette partie de sa vie va être cette quête où elle va toujours de plus en plus loin dans ce désert, se détournant de tout ce qui peut lui rappeler Alexandrie, si elle entend des voix et autres et, en même temps, il y a vraisemblablement dans l’histoire, il y a ce passage avec les buffles, l’a-t-elle vécu véritablement, l’a-t-elle halluciné, on ne sait pas, mais toujours est-il que là, elle est à ce moment-là cet objet de déchet qui vit avec ces animaux dont elle a eu peur, elle a eu peur d’être chargée, enfin, on ne sait pas si ça s’est passé véritablement, mais ça n’a pas d’importance ; ce qui compte, c’est ce que elle nous en traduit, que ce soit de l’ordre d’une hallucination ou d’une réalité, bref. Elle sort de là comme objet, comme chose abjecte, c’est quand même en tant que petit a qu’elle y est, mais elle y est petit a pour qui ? Pour ce quelque chose, ce qu’elle cherche et qu’elle ne trouvera pas, puisque elle ne peut être confrontée qu’avec ce pas d’Autre, et pourtant elle y est avec son désir, Lacan dit quelque part que cette place vide, cette place vide où le désir va se loger, c’est quand même ce qu’elle nous montre, Marie, dans cette deuxième partie de sa vie. Elle cherche la mort, on ne peut pas dire ça. Elle cherche une rencontre, et il faut dire que quand elle trouve ce moine desséché qu’elle croit en prière, lorsqu’elle se rend compte que c’est un corps mort et que ce n’est qu’une poussière, il faut voir comme elle recule, enfin ce n’est pas ce qu’elle cherche.
Il y a un autre point qui est intéressant dans ce récit, c’est cette transformation physique. Alors il y a dans un temps, ce que l’on pourrait appeler un désinvestissement narcissique. Il faut dire qu’elle devient un corps qui n’est plus attirant pour un homme mais, en même temps, il y a sur le plan narcissique, quelque chose qui se met en place pour elle, car de pouvoir subir toutes ces privations, de pouvoir réduire son corps à ce qu’il est en train de devenir, il y a aussi là du narcissisme qui s’est mis en place. Bref.
Elle continue, elle ne trouvera pas, mais elle va éprouver une jouissance qui est, comme elle dit, de l’ordre d’une lévitation. Ça la transporte à un point, et à un point tel que c’est quand même ce qu’elle va à nouveau chercher à retrouver. Je dis retrouver parce que, quand elle était plus jeune, elle avait quatorze ans, elle pu connaître une jouissance avec ce chat qui est venu sur elle, une jouissance semblable, qui n’avait rien à voir avec la jouissance phallique, avec ce qu’elle pouvait ressentir avec tous ces pénis qui venaient là, et c’est de cette jouissance-là qu’elle va vivre dans ce désert. Bon.
Ce qui lui arrive forcément sera la mort, mais ce que l’auteur met en place aussi est intéressant, par rapport à ce que Lacan nous dit, c’est que on ne retrouvera jamais là où elle a pu être enterrée.
Alors, désir de mort, on s’est souvent demandé si ça avait à voir avec la pulsion, oui, il y a du pulsionnel au départ de ce désir de mort et dans ce que Lacarrière nous apporte là autour de Marie d’Égypte, j’ai trouvé que ça présentait pour nous un intérêt, un intérêt car elle n’a pu faire ce pas, elle n’a pu se détourner de ce qui était sa vie, et mon Dieu, si on reprend les formules de Lacan, on voit bien que, dans ce premier temps, la jouissance phallique tenait toute sa place, elle n’a pu se détourner de cela que parce que ce pulsionnel s’est présenté à elle, mais le pulsionnel, c’est quelque chose d’une construction logique, il ne faut pas penser que, parce que ça s’est passé à cet âge-là, rien n’avait existé avant, non c’est pas comme ça, mais enfin c’est à partir de là, et à partir d’un désir, qui s’est fait connaître à elle, à partir d’une défense qu’elle n’a jamais pu entendre, que là, le sujet Marie a pu se mettre en place. Non pas qu’il n’y avait pas de sujet avant, mais ce qui se met en place, c’est ce qui fait, nous dit Lacan, ce qui fait que Actéon a été mangé par les chiens, c’est-à-dire ce qui fait que du sujet barré est véritablement mis en place avec ce que de sa vie elle va pouvoir jouir, véritablement jouir dans ce deuxième temps, une jouissance qui n’a plus rien à voir avec le phallique.
Est-elle mystique ? Je n’en sais rien. La question m’a été posée et j’ai dit que tant que on ne connaît pas la teneur de ses prières, elle priait tout au long de la journée, la teneur de ses prières, on nous dit elle est orante, c’est très bien mais quoi ? Qu’est-ce qu’elle dit ? Nous ne savons pas.
Dans sa vie première, on peut pas dire que c’était une amoureuse, et c’était quelqu’un qui jouissait, amoureuse, on ne sait pas, encore que quelques traits, quelques personnes, quelques hommes l’ont intéressée. D’ailleurs, figures qu’elle va retrouver dans certains moments de sa vie dans le désert, dans ce qu’elle reprend, de ce qui lui revient et c’est pas la figure de n’importe quel homme, c’est celui qui s’est baptisé sans père, apator, enfin. Donc là, d’une façon incidente, le père a été mis en place par l’auteur.
Mais c’est du pulsionnel, mais un pulsionnel tel que ce désir qui est ce qui tient Marie est un désir fou, un désir qui lui fait vivre ce qu’elle a à vivre. Alors, pour nous, est-ce que c’est à cela que nous devons arriver ? On peut dire tout de suite que non parce que Marie, à la fin de sa vie, il y a eu, non seulement par rapport à son sexe, elle a exclu tout ce qui est des zones érogènes également, or qu’en est-il de la castration ? La castration, c’est quand même assumer son sexe. Est-ce que cette relation avec ce S(
) qui est ce que nous devons, la relation que nous tentons, essayons d’avoir avec ce S(
), est ce que c’est ce que Marie a réalisé ? Est ce que c’est aller jusque-là ? Je crois que ça mérite qu’on y revienne et j’ai pensé qu’on pouvait introduire cette question de la fin de l’analyse, cette question de la relation avec ce S(
), à partir de ce désir de mort que l’on peut dégager de la vie de Marie d’Égypte en reprenant ce que Lacan a pu dire à tel endroit et à tel autre.
Bon je vais m’arrêter là. Il y avait sûrement d’autres choses que je voulais dire que je pourrai peut-être dire plus tard. Pulsion de mort. Désir de mort. Mais il y a la question du signifiant qu’il faudrait reprendre, mais ce sera peut-être pour un autre moment.
Annie Biton :
Je n’ai pas bien saisi l’articulation. J’ai bien saisi l’importance pour cette femme de cette défense comme vous avez dit, cet interdit qui lui a été posé à un moment donné de rentrer, mais je n’ai pas bien articulé ce qu’il en est du côté de la voix à ce moment-là, vous avez fait référence à cette voix qu’elle a entendue.
Solange Faladé :
Je pense que si on reprend ce que Lacan nous dit du trajet de la pulsion avec Actéon, au moment où cette voix s’est imposée à elle, cette voix impérieuse, on peut penser que elle est venue à Jérusalem accompagnée de toute la meute des désirs, c’est ce que, reprenant cette figure d’Actéon dans le séminaire sur Le Transfert, c’est ce que Lacan dit à propos de Pensée de Coùfontaine qui, elle, ne peut pas être dérangée par un petit autre qui vient, puisqu’elle ne voit pas.
Donc, elle Marie, comme Actéon, vient avec la meute de ses chiens et elle accroche le grand Autre, or accrochant le grand Autre, se détache, lui vient, ce qui est objet petit a, ce qui est reste, pour elle ça se fait sous la forme de la voix, pour Actéon, c’était de l’ordre du regard, c’était le regard de Diane, or chez elle, c’est sous la forme de la voix, or avec ce que, ce qui est là cause de désir, se fait connaître à elle, et, à ce moment-là, tout comme Actéon, elle va être dévorée par cette meute de ses désirs qui l’avait accompagnée dans son voyage à Alexandrie. Or, quand on se souvient de ce qui a été son voyage, ce passage, pour ce qui était de la meute de ses désirs, c’était là, or donc ça va la dévorer, tout comme Actéon, et du sujet il va y avoir, la mort de ce qu’elle était jusque-là, le sujet barré de, elle sera dévorée par cela. A partir du moment où quelque chose venant de l’Autre se détache, là c’est pas le regard, c’est la voix, et cette voix lui fait connaître quelque chose et, en même temps, un savoir, une défense lui est faite, d’ailleurs Marie, vous faites bien de, ce que je voulais dire : pendant tout son séjour dans le désert, on peut pas dire qu’il y avait quelque chose de l’ordre d’un masochisme, pas du tout, pas du tout, c’était de l’ordre de l’autopunition, Marie se punissait de tout ce qu’elle avait pu faire avant, avec la rencontre de tous ces pénis.
Cette voix, il faut penser que c’est quelque chose qui se détache du grand Autre, et ce qui se détache du grand Autre, pour elle c’est cette voix, avec, l’auteur dit une voix impérieuse, enfin, et qui fait que, elle y revient, elle s’en souvient, un travail se fait et elle se dit : « mais si je ne peux pas rentrer dans la Basilique, si je suis toujours refoulée, puisqu’il y avait là cette barrière, c’est sûrement à cause de tout ce que j’ai fait jusque-là » et, en particulier, ce qui était cette traversée, mais enfin ce qui a été toute sa vie, puisque même quelque part l’auteur fait dire « il faudrait que je revienne à ce que j’étais avant mon premier sang », c’est-à-dire dès qu’elle a été formée, sa mère l’a offerte au premier venu, au premier homme. Donc il y a là quelque chose qui jusque-là ne lui avait jamais été dit, elle ne l’avait jamais entendu. Je ne sais pas si je vous…
Annie Biton :
Oui, oui.
Solange Faladé :
C’est parce que je pars de ce que Lacan nous dit d’Actéon, mais en fait c’est pour tout trajet de la pulsion, puisqu’il y a cet objet petit a, cette voix qui est là, je crois qu’on peut sans forcer, dire que c’est un point de départ du pulsionnel, et ce qui s’est mis en place pour elle, on ne peut pas dire que ça, c’est exactement comme la pulsion de mort que Freud nous décrit, c’était plus du côté du désir de mort, avec ce vide, avec cette place du vide où le désir va se loger.
Marie-Lise Lauth :
Et Lacarrière parle à un moment des Gnostiques, il dit que avec les Gnostiques ou bien on est dans la négation de corps, c’est la débauche totale, on y va carrément il n’y plus de limites, ou bien alors c’est le contraire, c’est-à-dire son corps on le laisse complètement tomber, mais c’est une histoire de limites qu’il veut illustrer enfin si j’ai compris c’est la doctrine
Solange Faladé :
Mais justement, c’est-à-dire que quand même on est obligé de se demander ce qui se dit, parce que avec les mystiques quand même, Lacan pointe les paroles, quand dans Encore, lorsqu’il fait allusion à cette Mechthilde, etc, ce qui a pu se dire, or, nous ne savons pas, c’est parce que je ne sais pas et, à propos de désir de mort, Lacan parle de ce qui peut être mythique ou de ce qui peut être mystique. Parce que j’ai essayé de le retrouver, alors donc je ne peux pas répondre et ce que nous dit Lacarrière ne m’a pas permis de trancher, mais que quelque chose d’une limite soit là, il faut dire que dans la première tranche de sa vie, on ne peut pas dire que il y a eu quelque chose de l’ordre d’une limite. Pas du tout.
Marie-Lise Lauth :
J’ai simplement été chercher dans un dictionnaire le terme des mystiques.
Solange Faladé :
Et alors dans le dictionnaire, il vous a été dit quoi ?
Marie-Lise Lauth :
Eh bien un excès dans la débauche ou un excès dans l’ascétisme. Une transparence, une sorte de négation du corps.
Solange Faladé :
Pour excès dans la débauche, oui, d’accord, elle vit de…
Intervenant :
Justement, je voudrais intervenir là-dessus. Je suis peut-être à côté de la plaque mais j’ai bien entendu que les personnalités mystiques entraient en méditation ?
Solange Faladé :
On ne peut pas trancher, elle rentre en méditation, est-elle mystique à ce moment-là, nous ne savons pas, elle vient dans le désert pour se punir.
Intervenant :
J’associe avec ce qu’on a entendu avant…, sur l’euphorie de l’anorexique, je ne sais pas pourquoi.
Solange Faladé :
Allez-y, parce que c’est quand même…
Intervenant :
Je me demandais ce que ça avait à voir, c’est tout.
Solange Faladé :
De toute façon, ce désir de mort que Lacan a apporté, il l’a apporté sur du pulsionnel et aussi c’était par rapport à la pulsion de mort, mais tel que c’est tranché… les trois points que Freud a apportés, je ne l’ai pas retrouvé d’une façon aussi nette, mais c’est sûr qu’il y a là quelque chose qui ne peut plus s’arrêter chez Marie, de même que quand elle était dans sa vie d’Alexandrie, elle n’a jamais refusé aucun pénis qui se présentait.
Bernard Mary :
Avec cette reprise de la notion de désir de mort et la question de la fin de l’analyse, est-ce que vous ne pensez pas qu’on pourrait reprendre ce que j’avais demandé à Safouan dans notre réunion sur la passe à savoir sur le « maniaco-dépressivement » que j’étais allé recherché chez Lacan, est-ce que ce n’est pas de cela qu’on est en train de parler aussi ?
Solange Faladé :
Oui, oui, puisque effectivement si on reprend certains points de la vie de Marie quand elle était dans le désert, il y avait des moments où elle était complètement déprimée et il y avait aussi des moments d’exaltation mais, dans ce qui est du parcours de l’analysant, il y a ce moment où il y a à faire le deuil d’un certain nombre de points et ce qu’il peut y avoir de dépressif et avec l’acquis, et cet acquis qui est du côté de la castration avec ce que d’apaisement, de paix, on acquiert, il y a ce qui peut être maniaque, qui peut paraître maniaque, il y a les deux. Chez Marie, je n’ai pas trouvé cet apaisement, même vers la fin. Mais enfin il y a sûrement à y réfléchir, à y revenir, c’est sûr.
Alain Molas :
Est-ce qu’il n’y a pas aussi la question de la maternité avec cette rencontre, avec cette icône ?
Solange Faladé :
Il ne semble pas que, dans ce que Lacarrière nous fait entendre, c’est plutôt une femme qui souffre, cette femme avec ses bras tendus. Je ne sais pas. Rien ne m’a permis de le dire. Parce que, dans ce que Lacarrière nous dit, c’est tout simplement, c’est sur le nom. Elle reconnaît ce qui était à Alexandrie et où elle ne pouvait mettre aucun nom, et elle voit dans la basilique cette même icône, et elle apprend à ce moment-là qu’on l’appelle Marie. Mais enfin je reprendrai ce passage pour voir si quelque chose de la maternité était là. Alors qu’est-ce que vous en diriez, vous ?
Alain Molas :
Est-ce qu’on peut faire le rapprochement avec ce que vous disiez, que sa mère, dès qu’elle a eu ses règles, l’a mise sur le trottoir ?
Solange Faladé :
Ah oui, immédiatement. Mais est-ce que cette Marie-là ? Et alors, qu’est-ce que ?
Alain Molas :
Est-ce qu’il n’y a pas justement la question du désir du pénis et puis du désir d’enfant qui est posée là ?
Solange Faladé :
Parce que, lorsqu’elle a voulu revenir à « avant le premier sang », comme elle dit, il me semble que c’est avant d’avoir pu franchir le pas, aller dans la Basilique. Il faudrait que je revois ce passage. Là je ne peux pas vous répondre et je n’ai rien en tout cas, dans ce que j’en ai retenu, qui le soutient. Parce que c’est l’exaltation de la croix là. Bien sûr, c’est le Christ mort m’enfin je ne sais pas. Ça mérite que j’y retourne voir.
Claude Lecoq :
Si entre les deux, ce que vous nous avez apporté là, je voyais un lien, une différence dans le sens où Marie d’Égypte, c’est une voix qui lui fait savoir quelque chose de sa culpabilité, mais quelque chose qui s’inscrit comme ça, il me semble, de ce que vous nous avez dit là de la castration, alors que ces deux hommes, ils écrivent, quand ils tentent de s’écrire, mais on dirait que leur écriture n’est pas du côté du vouloir en savoir quelque chose, c’est-à-dire que pour l’un, il dit c’est pour pas lâcher ce régime et pour l’autre, c’est quelque chose d’imaginaire son écriture par rapport à ces femmes. Il se raconte des histoires. Et j’ai l’impression qu’il y a un rapport à bien vouloir en savoir quelque chose qui est différent dans ce rapport aux pulsions de mort pour les deux hommes gros et quelque chose donc du désir chez Marie, puisqu’elle veut bien en savoir quelque chose, de sa position incestueuse, puisque c’est incestueux, pulsionnel.
Solange Faladé :
En tout cas au moins, le fait que tous les pénis qui se présentent à elle et sa façon d’en user, parce que dans son bateau, il y avait là quelque chose qui peut être est allé au-delà de ce qu’on pouvait.
Claude Lecoq :
Il y aurait chez ces hommes quelque chose qui reste. C’est une tentative cette écriture mais c’est peut-être même pas de la sublimation, c’est pas vraiment une adresse, c’est quelque chose pour tenir au moment où ils sont dans cette difficulté, mais j’ai l’impression que c’est du côté de l’adresse que ça ne fonctionne pas, même dans l’écriture, alors que Marie là, on a la sensation que la voix lui vient.
Solange Faladé :
Oui, mais cette voix, elle la porte en elle, elle la portera encore en elle dans le désert, ce qui sera modifié.
Claude Lecoq :
C’est un reste, c’est un ailleurs.
Solange Faladé :
C’est sûr, un ailleurs, ça vient disons, du grand Autre. C’est un ailleurs, c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec ce qu’elle avait pu connaître jusque-là, c’est sûr oui.
Claude Lecoq :
En même temps, j’aurais aimé, mais on n’aura pas le temps, autour de cette question de la sublimation dont vous nous avez parlé en disant qu’il n’y a pas de sublimation pour ces deux hommes et…
Solange Faladé :
C’est-à-dire que pour cet homme, celui qui nous a parlé, celui qui nous a dit ce qui s’était joué pour lui à l’âge de huit ans quand il est rentré et qu’il a trouvé ce vide, pas d’affection, on aurait pu se demander pourquoi il n’y a pas eu ce renversement, pourquoi cette douleur, cette souffrance psychique, il nous parle de sa souffrance, pourquoi ça n’a pas pu se retourner, ce qui aurait pu se faire, en sublimation. C’est-à-dire que du plaisir vienne là à cette place. Or, ça ne s’est pas produit, pourquoi ? Je ne sais pas, j’ai mis en avant ce qui était de ce lien incestueux, je l’ai fait parce que lui-même va nous parler de ce cordon ombilical qui a été coupé et puis quand il est revenu, c’était fini. Je pense que c’était plus fort, il y avait là quelque chose de ce « luciférien » dont nous parle Freud. Pour qu’il puisse y avoir sublimation, il faut être dans, non pas dans l’au-delà du principe de plaisir, il faut pouvoir être dans le plaisir, dans le principe de plaisir. La sublimation fait partie des destins d’une pulsion, or la pulsion de mort est au-delà de ces destins que Freud a décrit dans un premier temps, alors on ne peut pas dire qu’il y a sublimation.
Christine Giraud :
Ça se traduit comment la sublimation : au lieu de manger, il aurait fait autre chose ?
Solange Faladé :
Il aurait pris son papier, il aurait dessiné, il aurait pu faire autrement… Il aurait pu faire la cuisine effectivement, préparer des petits plats pour maman quand elle va rentrer, ou fabriquer des objets, enfin, c’est quelque chose qui serait resté avec le principe de plaisir.
Intervenant :
Est-ce qu’il n’y aurait pas une sublimation quand même, lorsqu’il transforme sa boulimie en art culinaire, par moment on a l’impression quand il parle d’esthétisme, quand il parle, est-ce qu’il n’y a pas un peu de sublimation ? On voit bien qu’à un moment donné, il y a le côté artistique au sens art culinaire.
Solange Faladé :
Est-ce qu’on peut parler de ce destin de la pulsion tel que Freud en parle, il y a bien la fonction du beau qui joue mais ça ne lui permet pas de n’être pas dans cet au-delà, dans cette jouissance mortifère.
Jean Triol :
Ce vide de la Chose de Marie, amenée justement par cette autopunition de ce qu’elle avait pu faire avant. Est-ce que ça se présente comme ça je dirais toujours cette jouissance du vide de la Chose comme une sorte de bascule entre un excès de jouissance phallique qui se trouve arrêté ?
Solange Faladé :
Alors ça je ne sais pas si ça se présente toujours comme ça, ce qu’il y a, c’est que dans ce qu’elle a traduit de la voix, elle s’est dit…
Jean Triol :
Elle a traduit la voix dans un sens de défense qui l’amène à cette autopunition.
Solange Faladé :
Elle s’est dit : je ne peux pas rentrer dans la basilique, j’ai cette barrière, pourquoi ? Et c’est quand elle a saisi, elle su, elle a compris que, à ce moment-là, elle a pu. Elle, elle s’auto-punit, est-ce que c’est toujours comme ça, je ne peux pas dire, je dis avec ce que Marie a, parce que on serait tentés peut-être de penser que c’est masochisme.
Jean Triol :
Ou, en tout cas, ça vient un peu comme faire bascule à quelque chose avant, qui était premier, il y avait une jouissance première qui était de l’ordre donc phallique et qui…
Solange Faladé :
Ah oui, non. La jouissance qui va suivre la jouissance phallique, qui va être mise en place de la jouissance phallique, c’est cette jouissance Autre. L’autopunition, ce n’est pas de l’ordre de la jouissance.
Jean Triol :
Non mais c’est parce qu’elle avait cette jouissance phallique si intense qui était jouissance.
Solange Faladé :
C’est parce que elle a accepté tous les pénis.
Jean Triol :
C’est le propre de la jouissance cet excès.
Solange Faladé :
Ah oui mais la jouissance phallique, on peut l’obtenir avec aussi ce que la défense, ce que l’interdit met en place. Parce que, en définitive, dans tous ces pénis qu’elle a pu recevoir, il pouvait y avoir celui de son père, celui de son frère, donc l’interdit n’avait pas joué.
Jean Triol :
C’est peut-être pour ça qu’elle était dans la jouissance, parce que l’interdit n’avait pas joué.
Solange Faladé :
Oui, mais là, lorsque Lacan nous met en place ici, pour une femme, l’interdit joue quand même. Elle connaît la jouissance, il dit bien jouissance phallique, il ne dit pas plaisir, il dit bien jouissance. Or, la jouissance qu’elle va connaître, cette jouissance Autre, c’est ce que elle a ressenti comme ça, le hasard de ce chat qui était là, qui a procuré en elle cette jouissance qui l’a étonnée, et qu’elle va retrouver avec ses moments de méditation, où son corps s’élève, cette espèce de lévitation qui a à voir avec cette jouissance Autre. Non, je crois qu’il y a l’interdit qui est signifié à un être parlant et qui fait que la jouissance phallique ne va pas autoriser que cette jouissance puisse être obtenue, disons les choses, puisque c’est jouissance phallique, avec n’importe quel pénis. L’interdit fait que le pénis du père, ce n’est pas avec celui-là qu’on devra, enfin, on devra y renoncer, mais ce qu’on va ressentir, c’est quand même de l’ordre de la jouissance. Alors que Marie, pour elle, tout pénis était bon, quoi.
Maryvonne Taupin :
Je voulais revenir sur ce que vous avez dit autour de Marie, ce n’était pas le masochisme mais de l’autopunition et c’est sur ce point-là où je trouve… parce que ce qu’il en est en effet du masochisme, et ce qu’il n’en serait peut-être pas de l’autopunition mais ce qu’il en serait de l’automutilation dans certains cas, est-ce que Marie, dans le désert, ce n’est pas de cet ordre-là aussi, plus que de l’autopunition, car elle arrive à une espèce de rejet, de mortification de son corps.
Solange Faladé :
Je crois qu’il y a un désinvestissement narcissique, et qui se réinvestit autrement, on ne peut pas dire qu’elle se soit automutilée.
Maryvonne Taupin :
Mortifiée je dirais.
Solange Faladé :
Ah oui, qu’il y ait quelque chose d’une mortification puisqu’à la fin ses pieds sont insensibles et elle se sera coupée sur les cailloux en marchant, elle ne s’automutile pas, Marie, encore que pour ce qui est de son sexe, elle va le boucher, pour…
Maryvonne Taupin :
Je pensais à des transes de mystiques… plus souvent les femmes.
Solange Faladé :
Il y a des Maître Eckart, il y a aussi des Saint Jean, etc.
Maryvonne Taupin :
Charles de Foucault, puisque après avoir mené une vie de patachon, a une espèce de révélation, il s’est retrouvé dans le désert lui aussi et pas sur le même mode que Marie d’Égypte, puisqu’il décrivait plutôt une sorte d’exaltation dans le désert, quelque chose qui était une espèce de plénitude, quelque chose qui était peut-être maniaque, plutôt du type maniaque que du côté de la dépression.
Solange Faladé :
Enfin il était quand même bien cadré dans son désert.
Maryvonne Taupin :
Il vivait une vie d’ermite quand même.
Solange Faladé :
Mais vivre comme ça dans ce vide, dans ce désert, son errance, c’est un mot que Lacarrière emploie, on peut pas dire ça de Foucault, Charles de Foucault on ne peut pas dire qu’il y a eu errance dans le désert. A Tamanrasset, on ne peut pas dire qu’il y avait errance, il n’y a pas eu toute cette marche que Marie a eu dans le désert. Non ?
Maryvonne Taupin :
Si, si, c’est plus institutionnel dans le désert, je pensais à d’autres que Charles de Foucault, c’est pas un bon exemple. Il existe beaucoup de mystiques, beaucoup d’anachorètes comme ça qui se sont retrouvés dans des situations, après des moments comme ça de révélation, d’accrochage au grand Autre, de conversion etc., qui se sont retrouvés dans cet espèce de rapport au corps, de rapport au rien.
Solange Faladé :
Au rien ça d’accord ! Marie, elle le dit, ce qu’elle cherche, c’est ce rien. Elle a fini par le trouver, il n’y avait rien, rien.
Maryvonne Taupin :
Le rien, ça peut déboucher sur l’exaltation, quelque chose qui serait de la manie ?
Solange Faladé :
L’exaltation, il y en a eu chez Marie, est-ce que c’était, je ne sais pas, j’ai essayé de suivre un peu ce qu’a dit Lacarrière, je l’ai relu là rapidement lorsque j’ai pensé il y a huit jours changer la deuxième partie pour pas parler de la fin de la cure. Oui, alors ?
Maryvonne Taupin :
C’est toutes ces questions, je ne sais comment articuler tout cela parce que il y a un point de jouissance, il y a quelque chose d’identique du côté des mystiques, parce que quand vous dites on ne sait pas si elle était mystique, en effet une mystique, c’est peut-être pas pareil que d’être dans l’errance psychotique.
Solange Faladé :
Elle n’est pas psychotique, Marie, je ne crois pas, on ne peut pas dire ça.
Maryvonne Taupin :
Est-ce qu’elle ne l’est pas devenue ?
Solange Faladé :
Je ne crois pas. Si c’est quelque chose de pulsionnel qui l’a fait mettre en marche, alors on n’est pas dans la psychose. Il est bien dit qu’elle a pu donner un nom à tout qu’elle avait fait jusque-là. Or, pour qu’elle puisse donner un nom, il faut qu’il y ait ce qui permet qu’on nomme, quelque chose de l’ordre d’une fonction paternelle, même si elle s’est acoquinée avec quelqu’un qui s’appelle « sans père ».
Annie Biton :
Lacarrière s’est beaucoup intéressé à toutes ces questions puisqu’il a écrit un livre qui s’appelle : Les hommes ivres de Dieu, qui reparle de tous ces ermites, de tous ces anachorètes des premiers siècles. On ne peut pas dire qu’ils soient tous psychotiques.
Maryvonne Taupin :
Les mystiques sont plutôt à l’inverse des gens qui ne sont pas du tout psychotiques.
Solange Faladé :
Il y a eu cette défense, et là cette voix lui a apporté quelque chose de l’ordre de la défense, et à cause de cette défense, il y a quelque chose dans ce désir qui est un désir fou, mais pas psychotique. De tout laisser comme cela, de partir, de tourner le dos complètement à ce qui a été sa vie. Mais de la jouissance, elle en avait, mais de la jouissance Autre, et dès qu’elle pouvait être dérangée par quelque chose qui lui rappelait la jouissance phallique, elle se débrouillait pour l’éliminer.
Maryvonne Taupin :
C’est ce que je disait justement, c’est cette bascule-là.
Solange Faladé :
Quand elle était à Alexandrie, ce chat, qui est venu là comme cela et qui l’a surprise, et qui lui a fait connaître une jouissance qui n’avait rien à voir avec la jouissance phallique, et elle savait ce que c’était que la jouissance phallique, qui n’avait rien à voir avec cela et qui a fait qu’elle s’est sentie s’élever etc., elle l’a retrouvé au désert, or c’est ça la jouissance Autre dont nous parle Lacan.
Maryvonne Taupin :
La jouissance mystique serait-elle de l’ordre de la jouissance Autre ?
Solange Faladé :
Elle se rapproche de cela, bien sûr, mais les mystiques y mettent quand même un Dieu, ils y arrivent quand même toujours, Marie est-ce qu’elle l’a trouvé ?
Maryvonne Taupin :
Un chat, un dieu.
Solange Faladé : Un chat, mais est-ce qu’elle a fait de ce chat, qu’elle n’a jamais pu retrouver d’ailleurs, est-ce qu’elle a fait un dieu, elle est en quête de…
Jean Triol :
D’égyptiens ?
Solange Faladé :
Oui, on est en Égypte.
Intervenant :
Je me posais la question à propos de cette femme, est-ce que c’est plutôt de l’ordre de la sublimation ? Il y a un désinvestissement des zones érogènes.
Solange Faladé :
Oh oui, ça oui.
Intervenant :
Je me demandais s’il y avait refoulement ou sublimation ?
Solange Faladé :
Écoutez, est-ce qu’il y a quelque chose de l’ordre d’une sublimation, je ne saurais dire. Du refoulement, il y en a eu sûrement. Il y a eu sûrement du refoulement puisqu’il lui a fallu tout un travail pour lever ce refoulement, pour savoir ce qui faisait qu’elle ne pouvait pas rentrer dans cette Basilique, maintenant dans cette errance, elle a fermé la porte, mais est-ce que c’est de l’ordre du refoulement ? Je ne sais pas qu’est-ce que je mettrais dessus. Parce que ça lui revenait quand même de temps en temps ce qu’elle avait pu jouir, il y avait telle odeur qui lui rappelait ce sperme.
Gérald Racadot :
On va peut-être s’arrêter là parce que nous avons déjà beaucoup de retard.