Solange Faladé
Séminaire 1993-1994. Éditions Economica, Anthropos psychanalyse, 2012
Je crois que c’est ça que nous devons avoir bien à l’esprit : notre objet, l’objet de la psychanalyse (…) ne peut pas être saisi dans sa totalité et en une fois. Souvenez-vous, lorsque nous avons fait l’étude du texte de Freud sur la pulsion, je vous ai fait remarquer que, dans ce texte, Freud nous parlait de l’asymptote : le fait qu’on ne peut qu’approcher ; et parce
qu’on ne peut qu’approcher, il y a toujours à reprendre pour aller plus avant, pour essayer de rendre compte, d’être plus près ; il y aura toujours quelque chose qui fera qu’on n’y sera jamais vraiment. Mais en même temps, on reprend, on va plus loin, et c’est ce que vraiment Lacan, tout au long de ses vingt années d’enseignement, nous a apporté. La question de la direction de la cure, de la relation de l’analyste et de l’analysant, (…) est reprise différemment, parce que Lacan tient compte de cet apport de Freud dans l’« Esquisse », l’importance de ce vide [de la Chose] ; et, chemin faisant, nous verrons que c’est toujours pour rendre compte du mouvement du sujet vers l’Autre par rapport à ce vide, que Lacan, année après année, construit ses séminaires. (…) Souvenez-vous comment la Chose se met en place (…) ; c’est ce qui est le plus intime, le plus en dedans de moi et, en même temps, ce qui a une relation extérieure. (Extraits de la séance du 14 juin 1994)
Solange Faladé, décédée en 2004, a suivi et accompagné Lacan tout au long de son chemin et à toutes les étapes de son enseignement. En instituant l’École freudienne à la demande de certains de ses élèves, elle s’est efforcée d’engager le travail analytique dans les voies indiquées par Lacan après la dissolution de l’École freudienne de Paris.
Présentation
Ce Séminaire de Solange Faladé Autour de la Chose était particulièrement attendu, parce qu’il propose une clinique centrale dans l’œuvre freudienne sans qu’elle ait été véritablement mise en lumière avant Lacan ; elle porte sur das Ding, la Chose freudienne.
Je rappellerai rapidement que Solange Faladé a accompagné Jacques Lacan depuis 1952 et a suivi toutes les étapes de son enseignement. C’est en tant que témoin de cet enseignement qu’elle a eu la préoccupation de transmettre cet héritage à ses propres élèves.
En effet, son séminaire Autour de la Chose vient après le Séminaire Clinique des névroses (1991-1993) paru en 2003, centré sur la clinique des deux névroses, hystérie et névrose obsessionnelle, commentant et prolongeant les cas princeps présentés par Freud en particulier ceux des Etudes sur l’hystérie, Dora, l’Homme aux rats, Hans, la jeune-fille homosexuelle, etc. Pour Solange Faladé, la reprise de ces observations avait pour visée d’apporter des outils cliniques et théoriques aux psychanalystes afin « qu’ils apprennent ce qu’est la clinique des sujets qui viennent les voir, à partir de ce qu’ils recueillent de ces sujets, c’est-à-dire un savoir insu qu’ils ne peuvent aborder qu’en sachant qu’ils ne savent rien. »
Le deuxième Séminaire publié, Le moi et la question du sujet (Séminaire 1988-89) est paru en 2008. Ce Séminaire avait pour perspective d’expliquer l’émergence et la constitution du sujet humain telles que Lacan les a théorisées à partir de sa pratique.
Comme les deux précédents Séminaires, il ne s’agit pas d’un ouvrage écrit, c’est la transcription du Séminaire tenu par Solange Faladé à l’Ecole Freudienne pendant les années 1993-1994, qui a été prononcé à la suite de Clinique des névroses. En effet, elle n’avait pas la préoccupation de publier, il s’agissait d’assurer la « transmission de la psychanalyse » dans la perspective voulue par Lacan. Elle tenait à transmettre oralement à ses élèves ce qu’elle avait tiré des enseignements de Freud et de Lacan. Elle avait des dons de conteuse et chaque Séminaire, qu’elle présentait sans notes, ouvrait vers une nouvelle aventure dont, d’une fois à l’autre, on attendait la suite. Comme le font savoir E. Koerner et M.-L. Lauth dans leur préface, S. Faladé s’était donné pour mission de « sauver de l’oubli ce qui, de l’enseignement de Lacan, a pu se perdre après l’éclatement issu de la dissolution ; révéler quelles difficultés Lacan s’efforce de résoudre par ses énoncés et ses écritures, celles aussi que S. Faladé a elle-même rencontrées devant l’opacité de la clinique ; montrer le mouvement de formation des repères théoriques, distinguant ceux qui ne l’ont pas été sans être pourtant invalidés ; résoudre les problèmes laissés obscurs en développant librement l’usage de la théorie au-delà de ce que Lacan avait fait. Très sensible aux événements et aux réalités de son temps, dans ses cures comme dans son enseignement, elle n’hésite pas à évoquer des faits de l’actualité, faits divers ou mutations historiques dont rendent compte les derniers chapitres de cet ouvrage. Elle n’a eu de cesse que de nous en faire saisir la signification analytique, donnant toute sa portée au message freudien, qui, bien au-delà de la pathologie, interroge le destin des êtres humains. » (p. X)
Dans ce Séminaire, Solange Faladé présente une nouvelle forme originale de clinique qu’elle a appelée « Clinique de la Chose ». Cette clinique est déjà présente dès les premiers écrits de Freud et en particulier L’Entwurf, traduit par Esquisse d’une psychologie scientifique dont Lacan fera l’un des axes principaux de sa réflexion dans L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960). Il dégageait alors de façon essentielle ce que Freud avait désigné par Das Ding (la Chose), c’est-à-dire la place laissée par le tout premier « objet perdu », la mère, il en fait une clé pour saisir la naissance de ce que Lacan reprendra et situera par la suite comme étant le rapport du sujet en devenir au manque, au savoir, à la jouissance et à l’objet a , éléments déterminants dans la mise en place de la structure.
À partir de ce que lui a inspiré le Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse, Solange Faladé va développer cette « Clinique de la Chose » dans sa richesse concrète pour la pratique analytique, éclairant également de manière nouvelle certaines pratiques collectives ou certains événements collectifs contemporains. Solange Faladé reprend cette expression pour mieux faire apparaître la trajectoire de l’enseignement de Lacan.
Le titre donné par les transcripteurs au premier chapitre (Séminaire du 26 Octobre 1993), montre bien l’enjeu de ce Séminaire, « Un parcours autour de la Chose ». S. Faladé insiste immédiatement sur l’importance de l’Entwurf et sur le fait que « l’objet ne peut être objet que parce que perdu », c’est la découverte essentielle de Freud et pourtant, nous dit Faladé, « il s’est laissé berner par l’hystérique » : elle ne lui a pas permis de saisir que l’interdit porte sur la mère et non sur le père. Il a fallu du temps à Freud pour réaliser ce qu’il savait : l’objet interdit, c’est la mère, pour la fille comme pour le garçon et non ce qu’une traduction littérale de l’œdipe laissait penser : « Aux filles le père et aux garçons la mère ! ».
Ces séminaires étant d’une grande richesse, je reprendrai les principaux contenus des chapitres proposés par les transcripteurs. Les opérations de l’émergence du sujet sont détaillées au fur et à mesure du déroulement des Séminaires, les intitulés des chapitres proposés par les transcripteurs en rendent aussi compte.
Le chapitre III est intitulé « Le sujet de l’inconscient marqué du vide de la Chose ». L’écriture de Lacan intéresse aussi la Chose dont le vide vient marquer tout ce qui concerne le sujet : le $, l’Autre et le mot d’esprit, le graphe du désir, le ça parle de lui, le S2, l’idéal du moi hors chaîne, la mise en place de l’Autre et de la Chose. Le manque dans l’Autre et dans le sujet.
Le chapitre IV aborde l’objet perdu, la deuxième topique freudienne et la structure de l’être parlant, qui se met en place en fonction de la rencontre du manque, S(
) et de l’articulation signifiante S1-S2.Le S(
) est appelé dans toutes les structures, mais pour le psychotique, il n’est pas présenté. Autour de ce vide se placent les constructions du moi (narcissisme), du ça (principe de plaisir), et du surmoi (les restes vocaux).Le chapitre V parle de la négativation de la jouissance et du réel non symbolisé ; le chapitre VI aborde l’articulation signifiante, le manque et les restes de jouissance. Le chapitre VII : « Le sujet naissant s’organise autour de la Chose… ». Le vide de la Chose, « ce Réel auquel nous nous cognons », va permettre à Solange Faladé de revenir sur la question de la sublimation, ce qui, au-delà de l’utile, intéresse le sujet de l’inconscient.
Le chapitre VIII revient sur la question de la sublimation, du vide de la Chose et du narcissisme. Dans le vide de la Chose, le sujet loge l’image du corps. Une femme peut mettre dans ce vide le cadavre de son enfant. La barrière du narcissisme enchasuble, c’est-à-dire inscrit dans une forme, et le fantasme habille le vide avec l’image du corps. Pour imager le leurre de la sublimation, S. Faladé évoque les Miss France, les chapeaux et créations artistiques qui viennent recouvrir le vide en mettant en place la barrière du beau. Elle traite également de la sublimation en fin d’analyse et du rapport de la sublimation au symptôme.
Au chapitre IX, elle fait retour sur la sublimation, elle parle du reflet de l’œuvre d’art sur l’image du corps en l’illustrant par le peintre Toulouse Lautrec. Elle rappelle que la sublimation n’est pas de l’ordre de l’idéal du moi, car elle exclut tout refoulement (sauf le refoulement originaire) et pose la question : que devient la pulsion à la fin de l’analyse ?
Le chapitre X traite des structures et du signifiant de la jouissance : Qu’est-ce que l’infantile ? Le symptôme s(A), l’idéal du moi IA et la Chose. Qu’en est-il de la mise en place de la Chose dans la psychose ?
Le chapitre XI résume une séance non enregistrée à la demande de S. Faladé, cette séance rappelle que le 10 mai 1994 était le jour de l’investiture de Nelson Mandela comme Président de la République d’Afrique du Sud. Solange Faladé avait choisi de consacrer le Séminaire de ce jour à la rencontre de Nelson Mandela et de Frédérik De Klerk, cette rencontre lui inspira le texte Penia et Poros, du récit mythique à l’événement historique 1qu’elle prononça à la Martinique en Janvier 1995, alors qu’Aimé Césaire était présent dans l’auditoire, c’est à lui que la conférencière s’adressa ce soir-là.
Dans le Séminaire suivant, chapitre XII, elle reprit le commentaire de cette rencontre sous une forme métaphorique qu’elle théorisa en faisant référence à la science politique et au sujet de la science. Elle insista sur le fait que ces deux hommes, Mandela et De Klerck, se sont faits sujets de la science, c’est-à-dire sujets suturés et non divisés parce qu’ils ont mis de côté leurs particularités, le semblable, n’étant pas le même.
Ils ont pu se parler parce que la haine n’a pas été placée au cœur de la Chose, c’est à partir de ce lieu vide qu’a pu se faire la rencontre, ce qui a permis la mise en place d’un Etat arc-en-ciel multiracial. Ce n’est pas à propos de la couleur de la peau que se manifeste le racisme, c’est parce qu’on vit et qu’on jouit d’une certaine façon, on veut obliger l’autre à vivre et à jouir de la même façon, « à se présenter comme l’autre ». Pour Solange Faladé, le racisme est une question d’intolérance à ce que « la jouissance de l’autre soit différente. »
Le chapitre XIII, revient sur la sublimation, qui est un leurre auquel le psychanalyste n’a pas à s’accrocher car elle vient masquer la béance de la Chose. Ce que la pulsion devient à la fin de l’analyse dépend de la cure de chacun. Dans son propre parcours, Lacan a renversé la seconde topique. Après le graphe du désir, il a utilisé les objets topologiques, et a placé l’objet a dans un vide au cœur du nouage borroméen R.S.I. S. Faladé situe l’arête de l’enseignement de Lacan dans la relation du sujet avec les trois consistances R.S.I. et le vide central dans lequel vient se placer l’objet a cause de désir.
Le 2 juillet suivant, lors des journées annuelles à Vaucresson, Solange Faladé fit une intervention intitulée « Pot-pourri » lui permettant alors d’aborder les questions portant sur la fin de l’analyse et le nouveau lien social qui résulte de la mise en place du discours psychanalytique, et ses effets sur une institution pour la psychanalyse. Elle insista sur « ce qui est essentiel dans la découverte freudienne, le manque radical, ce vide, cet objet à tout jamais perdu,… dès le départ ». C’est autour de ce vide central que se pose la question de ce qui peut intéresser le discours analytique, la question de ce que peut être la fin d’un parcours analytique et ce qui en résulte, la mise en place d’une institution analytique qui a pour mission de préserver ce vide. L’enseignement ne doit pas combler ce vide mais faire avec. Cette question concerne aussi la fin de l’analyse
Lors de cette intervention intitulée « Pot-pourri », elle reprit également la question du symptôme psychosomatique, question qui lui avait été posée par des étudiants lors d’une intervention à la Faculté de Médecine. Prenant appui sur le Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux, elle rappela que, pour Lacan, « un sort différent est donné à un signifiant Un (S1) qui ne sera pas articulé au signifiant deux (S2) qui permet que signification, sens, soit donné au signifiant deux. Ce qui se produit alors c’est une gélification, solidification, (holophrase), et l’on a affaire à un signifiant seul, et c’est ce que Lacan interroge. Ce signifiant S1 gelé, collé et qui ne s’articule pas au S2, ne tombe pas sous le coup de l’articulation langagière, il n’en reste pas moins un signifiant. Ce signifiant qu’on peut écrire m’ê-t-r-e, signifiant Un de la psychosomatique va donc avoir un impact direct sur le corps en un point donné : provoquant une jouissance directe et non un reste de jouissance. Ce signifiant a un signifié S/s, quelque chose peut en être signifié qui a à voir avec S( ).
Il est difficile de détailler la richesse de ce Séminaire Autour de la Chose, à situer comme également central, dans l’œuvre de Solange Faladé, le vide de la Chose sur lequel elle insiste, pour que puisse être transmis et prolongé avec force et dans la continuité l’enseignement de la psychanalyse dans « le sillon de Freud et de Lacan. »
Robert Samacher