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Écrire l’horreur : Les Bienveillantes de Jonathan Littell

« Il s’agit toujours dans une œuvre d’art de cerner la Chose » - Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse
« Car l’objet est tel que quelle que soit la rigueur avec laquelle on le cerne, toujours par un autre côté il échappe ; toujours ses profondeurs, mises à nu, se doubleront d’autres profondeurs insoupçonnées, et repliées sur elles-mêmes, parfois, pour ne former qu’une surface lisse, morne, banale, mais toujours prête à de nouveau crever sous les pieds de celui qui s’y aventure. » - Jonathan Littell, Le Sec et l’humide

Michèle Aquien

Comment écrire encore après Auschwitz ? À cette question, le roman qui a reçu l’année dernière le Prix Goncourt répond par la littérature même. Plus que toute autre forme de récit vivant, l’art peut se donner la gageure de faire le tour du trou d’horreur. Il y a eu le procès de Nuremberg, il y a eu tous ces survivants qui ont mis du temps à parler, il y a eu le terrible film de témoignages de victimes et de bourreaux, Shoah, par Claude Lanzmann. Seul, après la guerre et ses révélations, Robert Merle avait tenté une approche romanesque du côté du bourreau, avec La Mort est mon métier en 1952. Quel éclairage supplémentaire apporte le livre de Jonathan Littell ? Comment son pari d’écriture, par la fiction, se pose-t-il au plus près du Réel indicible ? J’essaierai de le montrer en passant par la Chose lacanienne. La notion de point de vue me servira de guide de lecture, parce que c’est ce point de vue où se place l’auteur, où il place son héros, où il place son écriture, qui lui permet d’atteindre au plus près de l’indicible. Je prends cette notion selon ses différents sens : le sens optique, concret (le lieu d’où l’on se place pour voir), et le sens abstrait (la manière d’envisager une question, un problème, un événement). La lecture du premier chapitre de l’ouvrage, « Toccata », rassemblera toutes ces remarques.

L’entrée dans le livre, et dans la nouveauté de son rapport à l’horreur moderne de la Deuxième Guerre Mondiale, se fait par degrés, que l’auteur ménage afin que la mise en place du point de vue apparaisse clairement, car d’elle dépend l’écoute du livre :

Le vrai danger pour l’homme c’est moi, c’est vous. Et si vous n’en êtes pas convaincu, inutile de lire plus loin. Vous ne comprendrez rien et vous vous fâcherez, sans profit ni pour vous ni pour moi. ( p. 27- 28)

Il y a d’abord le titre : Les Bienveillantes. Ce terme est un euphémisme ou une antiphrase pour évoquer les déesses de la vengeance divine. Il traduit le nom apotropaïque que leur donnaient les Grecs, les Euménides (de eumenhV, « bon, bienveillant », avec le préfixe eu, « bien » et le radical menoV, « âme, principe de vie, esprit »). Leur nom véritable était les Erinnyes ; elles représentaient la défense des lois du monde moral, et poursuivaient les parricides (tel Oreste) et les meurtriers. Les Romains les appelaient les Furies, sans leur donner de nom apotropaïque.

Ce titre souligne l’idée de crime à cause de la majuscule qui évoque les Furies, mais le sens et l’étymologie du mot français jouent également. Le mot bienveillant vient en effet non de veiller, mais d’un ancien participe présent de vouloir, voillant ou veillant ; on disait encore bienveuillant jusqu’au XVIIe siècle. C’est ainsi que bienveillant a été refait sur le modèle du latin bene volens, « qui veut du bien, favorable », et, comme substantif, il désigne une personne disposée favorablement envers les autres. L’idée, ensuite développée dans le chapitre d’ouverture, est celle d’un point de vue qui ne repousse pas dans l’altérité absolue, dans le non-humain, des événements, des actes atroces, des personnes criminelles : c’est entre « Frères humains » que nous nous situons.

Ambivalence apparente donc, dans ce titre, entre la notion de crime qui appelle la vengeance divine, et celle d’un bon vouloir à l’égard de faits marqués d’horreur.

La dédicace Pour les morts dédie paradoxalement le roman à ceux qui ne peuvent plus lire, et Jonathan Littell insiste même, plus loin, sur l’implacable disparition, sans retour :

[…] les défunts n’entendent pas les pleurs (p. 24).

Cet absolu, les morts, est ambigu : il n’y a pas de déterminatif tels « de la déportation », « de la Shoah », « de la guerre » (d’un côté seulement, ou des deux ? – parce que le roman comprend l’épisode de Stalingrad). Cet absolu englobe une totalité, qui peut être celle des morts qu’implique le volume mais aussi celle des morts d’une manière générale : les morts quels qu’ils soient depuis les débuts de l’humanité, ou encore les morts de mort violente et perverse, les morts « pour rien », etc. Le défini suppose en tout cas une notoriété implicite, contenue dans ce à quoi renvoie le livre.

Vient ensuite le début de ce roman à la première personne. Le premier chapitre s’intitule « Toccata ». Il se distingue des autres par son titre (musical, mais le seul à n’être pas un nom de danse) et par sa tonalité. Le mot même de toccata vient du verbe italien toccare, « toucher », et s’il évoque ces ouvertures instrumentales légères et brillantes que sont les toccata, il y a aussi l’idée de toucher : non pas toucher au sens affectif, mais toucher au bon endroit. Ajoutons le mot tocade, « idée bizarre ». Il s’agit d’un discours, adressé aux lecteurs, et qui précise la position à partir de laquelle il écrit. Du début à la moitié de la p. 17, le narrateur expose son point de vue d’écrivain ; et de la p. 17 à la fin du chapitre, il entame le récit de sa vie depuis la guerre (ce qui boucle de manière mœbienne la boucle qui semble restée ouverte à la fin du roman), et entreprend une série de réflexions sur le bilan humain et subjectif de la guerre.

La première phrase de l’ouvrage, qui a été reprise sur le bandeau, « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé » (p. 11), inclut, à côté des morts de la dédicace, d’autres dédicataires. Ce sont les lecteurs, ce sont tous les autres êtres humains. Et ce terme de Frère est repris et explicité immédiatement, dans un dialogue fictif avec ces autres :

On n’est pas votre frère, rétorquerez-vous, et on ne veut pas le savoir. Et c’est bien vrai qu’il s’agit d’une sombre histoire, mais édifiante aussi, un véritable conte moral, je vous l’assure. (p. 11)

Il y a un pastiche léger de Céline, mais surtout, le soulignement par le renchérissement (« sombre… mais édifiante » – « une sombre histoire… un véritable conte moral ») et par l’affirmation (« c’est bien vrai », « je vous l’assure ») insiste sur la portée éducative (« édifiante », « moral ») de ce roman. Le narrateur ajoute qu’au nombre des choses indispensables, à part toutes les fonctions vitales, il y a « la recherche de la vérité. Le reste est facultatif » (p. 13). Tous les êtres humains, dit ainsi l’auteur, sont concernés intimement, au plus privé et inconscient de leurs pulsions, qu’ils le veuillent ou non, par ce qui s’est passé : jusque alors, les choses avaient été amenées soit selon le point de vue de victimes auxquelles on s’identifie (témoignages, documentaires, films, livres d’Histoire), soit, plus rare, selon le point de vue du bourreau, mais un bourreau auquel il est hors de question de s’identifier, un bourreau rejeté du côté de l’altérité radicale (et c’est le livre de Robert Merle). Ici, le rapport intime à l’horreur concerne chacun, et il est vu aussi bien du côté des victimes (par le héros – et son rôle lui permet de passer en revue absolument toutes les situations atroces de cette période, dans les détails ) que du côté des bourreaux – dont le narrateur –, avec toutes les conséquences humaines en eux, jusqu’à la vie la plus quotidienne, dans l’oubli que l’autre est un semblable et dans la logique administrative qui le leur fait oublier. Ce que dit le livre, c’est que tout ce qui s’est passé est expressément humain, et que cela nous concerne tous. Le verbe est répété :

Et puis ça vous concerne : vous verrez bien que ça vous concerne. (p. 11)

Il le martèle durant tout le chapitre ; après tout le calcul des morts et du temps, et la mathématique qui s’ensuit, en morts par seconde, il conclut :

Vous êtes maintenant à même d’effectuer, à partir de ces chiffres, des exercices d’imagination concrets. […] Vous verrez, c’est un bon exercice de méditation. (p. 22-23)

Non seulement chaque peuple est convoqué dans son Histoire aux différents massacres qu’il a perpétrés, mais c’est aussi chaque humain qui est concerné dans son propre rapport à l’horreur. Le narrateur force le lecteur à une identification du côté des bourreaux, et il ajoute, toujours à l’adresse de ses « Frères humains » lecteurs :

Je suis coupable, vous ne l’êtes pas, c’est bien. Mais vous devriez quand même pouvoir vous dire que ce que j’ai fait, vous l’auriez fait aussi. […] Je pense qu’il m’est permis de conclure comme un fait établi par l’histoire moderne que tout le monde, ou presque, dans un ensemble de circonstances donné, fait ce qu’on lui dit ; et, excusez-moi, il y a peu de chances pour que vous soyez l’exception, pas plus que moi. (p. 26)

Le narrateur termine le chapitre en renouvelant son affirmation, presque comme une menace :

Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous ! (p. 30)

Le fondement de cette part d’humanité qui nous dépasse et peut à tout instant nous dépasser, dont nous ne voulons rien savoir, que nous repoussons comme étrangère, est pourtant ce que nous avons de plus intime. C’est l’inconscient et c’est la jouissance. Il ne s’agit pas de la jouissance au sens ordinaire, mais d’une jouissance insconsciente, qui réside au fond de notre être au monde ; elle s’éprouve au sein de ce que Lacan nomme la Chose, et elle nous concerne tous. L’artiste, en l’occurrence Jonathan Littell là où il se place, avec son savoir propre, en fait entendre et voir quelque chose qui n’est pas théorique.

Pour ce qui concerne la Chose, essentielle dans son nouage à la jouissance et plus précisément pour ce qui nous intéresse, à l’horreur, je renvoie plus particulièrement au séminaire XX intitulé Encore de Lacan (1972-1973) et à celui de Solange Faladé, Autour de la Chose (1993-1994).

J’en rappelle simplement quelques traits :
 Dans ce Réel où il baigne quand il vient au monde, l’enfant, n’ayant pas encore le langage et le jugement, ne peut faire de différence entre ce qui lui fait du bien et ce qui lui fait du mal, entre l’intérieur et l’extérieur de ce qu’il ne sait pas être son corps. Il vit en continuité avec tout ce qui l’affecte, et avec le tout maternant dont il ne perçoit pas la différence d’avec lui-même ; il jouit et il est joui. On est au stade de la Chose, ce noyau de jouissance qui reste et restera impénétrable, inconnu, énigmatique, d’avant l’accession au langage et au manque.
 Le S1 enclenche le rapport au langage, et permettra à l’enfant d’émettre des demandes. Il dispose des signifiants apportés par l’Autre, il pourra parler, mais il n’est pas encore dans la symbolisation.
 Avec le S2 se met en place la symbolisation, et avec elle la structure. Il permet au sujet d’appréhender qu’au sein de l’Autre, il y a un manque. Ce manque, la mère le manifeste dans sa relation de désir au père, et son répondant est la loi fondamentale d’interdit de l’inceste. Il faut du manque pour que le psychisme humain se mette en place.
 L’entrée dans la symbolisation est liée à une appréhension de l’Autre désormais évidée du rapport à la Chose : l’Autre n’est plus l’Autre absolu mais un Autre marqué du manque, et la jouissance dans laquelle baignait l’enfant lui est désormais interdite. À la place de la Chose, il y a un vide, et, de la jouissance qui avait été éprouvée à cette étape première, il n’y aura plus que des restes, attachés aux objets a. La nostalgie de la Chose perdue et interdite est un exil constitutif, que Lacan définit en ces termes dans L’Éthique de la psychanalyse :

[L]e Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et il n’y a pas d’autre bien.

La Chose n’est pas un signifiant : elle relève du Réel puisqu’elle est d’avant toute symbolisation. Elle est "hors-signifié" , indicible, innommable. Le vide de la Chose n’est pas représenté dans le psychisme, sinon par le caractère dangereux de ses abords : il attire dans son orbite au risque de s’y laisser absorber par la pulsion de mort – c’est là que se situe ce qui relève de l’horreur. Dans la mesure où ce lieu est lié au Réel préalable et à la jouissance perdue, il n’y a de jugement ni en bien ni en mal pour en défendre l’accès. Le sujet humain est aux prises avec la tentation de ce vide radical. Le problème est donc de savoir comment voisiner avec le lieu vide de la jouissance, comment constituer une barrière autour de ce trou. Le fantasme, forgé dans l’inconscient avec les restes de jouissance, est, pour le névrosé, une fabrication imaginaire qui le protège de ce vide, de ce réel, et c’est en même temps une fenêtre sur ce vide, ce réel.

Le poète, l’artiste, grâce à la sublimation, dispose d’un lien privilégié à la Chose, ce lieu perdu et interdit : il en garde un savoir qui lui permet d’envisager ce vide, de donner forme et sens à la barrière de signifiants qu’il constitue autour de ce trou, et qui prend corps grâce à l’action du fantasme, toujours en direction du Réel perdu de la Chose.

On comprend mieux en quoi ce rapport à l’horreur, victimes ou bourreaux, nous concerne tous en tant qu’humains, hors de tout jugement, et c’est ce que nous dit Jonathan Littell, avec son savoir d’écrivain. La littérature tisse le fantasme sous la forme d’une fiction (ici celle qui tourne autour du héros, Maximilian Aue), et cela avec le tressage des signifiants du langage.

Tout ceci est indiqué pas à pas de manière concrète dans le chapitre « Toccata ».

La conséquence logique de cette universalité humaine et archaïque, de cette affirmation que martèle le narrateur, c’est, précise-t-il également très vite, qu’il ne fait pas un plaidoyer pour se justifier :

En fait, j’aurais tout aussi bien pu ne pas écrire. Après tout, ce n’est pas une obligation. […] je n’ai rien à justifier (p. 12)

En rejetant toute idée de justification, comme toute captatio benevolentiae (retour au titre !), le narrateur se situe dans l’attitude contraire à celle du livre qu’il évoque p. 12, intitulé Face à l’échafaud et écrit par l’ancien General-Gouverneur de Pologne. Il fait ce commentaire sur l’auto-flagellation du personnage :

Le livre, d’ailleurs, était fort mauvais, confus, geignard, baigné d’une curieuse hypocrisie religieuse.

Cette critique à la Huysmans est reprise p. 20, où il oppose la « prose lamentable » d’après les événements (« un sentimentalisme putréfié, une langue morte, hideuse ») aux écrits des mêmes auteurs lorsqu’ils étaient nazis avérés durant la guerre (« ce qu’il[s] pensai[en]t vraiment, une prose vigoureuse du plus bel effet »). Il critique avec la même ironie tous les écrits d’après-guerre (il y inclut des Français, des communistes) sur un rythme ternaire :

On bavarde, on minaude, on patauge dans une tourbe fade pétrie des mots gloire, honneur, héroïsme, c’est fatigant, personne ne parle.

Ce refus de récupération par toute forme de discours bénisseur et lisseur va de pair, en fin de chapitre, avec une redéfinition de tous les termes sur la guerre et après la guerre : p. 25 et 26 il revoit les notions de guerre, de génocide, de bourreau, d’exécution, selon ce que la modernité industrielle et administrative change dans l’efficacité meurtrière, la dilution de la culpabilité grâce à la division des tâches. Et refusant d’opposer bons et méchants, il refuse d’identifier les premiers aux victimes et les seconds aux bourreaux, dans un apparent paradoxe :

Les victimes, dans la vaste majorité des cas, n’ont pas plus été torturées ou tuées parce qu’elles étaient bonnes que leurs bourreaux ne les ont tourmentées parce qu’ils étaient méchants. Il serait un peu naïf de le croire, et il suffit de fréquenter n’importe quelle bureaucratie, même celle de la Croix-Rouge, pour s’en convaincre. (p. 27)

Ce refus du jugement moral ne signifie pas qu’il prône les actes atroces qui ont été commis, mais qu’il les place autrement sous les regards, là où ils nous concernent tous, c’est-à-dire par rapport à cette jouissance archaïque d’avant le Bien et le Mal. Son intention est donc de faire le contraire de ceux qui ont voulu se justifier :

Ces notes-ci seront peut-être confuses et mauvaises aussi, mais je ferai de mon mieux pour rester clair ; je peux vous assurer qu’au moins elles demeureront libres de toute contrition. Je ne regrette rien : j’ai fait mon travail, voilà tout […]. (p. 12)

Pas d’affect ni de jugement moral donc, mais se pose la question de la frontière par rapport à laquelle les événements basculent. La psychanalyse définit le pervers comme celui qui transgresse la barrière de l’interdit, qui fait en sorte que les limites soient dépassées, qui met un pied de chaque côté de cette barrière et en joue. Il faut distinguer à cet égard entre ce qui se passe dans le fantasme et qui reste en nous, et la pratique de la vie humaine : il y a une barrière à ne pas franchir, au-delà de laquelle on est dans le passage à l’acte, dans quelque chose qui est sans retour. Les Bienveillantes relève aussi de cette édification, de cette éthique : que des mouvements liés à la jouissance de la Chose soient en tous les hommes, c’est un fait, mais qu’ils aient des effets dans la vie réelle et dans la chair des hommes, c’est un fait d’une autre nature, et là l’éthique humaine pose des frontières à ne pas franchir :

[…] et pour le reste, vers la fin, j’ai sans doute forcé la limite, mais là je n’étais plus tout à fait moi-même, je vacillais et d’ailleurs autour de moi le monde entier basculait, je ne fus pas le seul à perdre la tête, reconnaissez-le. (p. 12-13)

Il revient à ce passage de la limite lorsqu’il a déjà commencé sa propre histoire et qu’il évoque cette situation spéciale qu’est la guerre, où il est imposé de franchir la limite :

[…] les philosophes politiques ont souvent fait remarquer qu’en temps de guerre le citoyen, mâle du moins, perd un de ses droits élémentaires, celui de vivre […]. Mais ils ont rarement noté que ce citoyen perd en même temps un autre droit, tout aussi élémentaire et pour lui peut-être encore plus vital, en ce qui concerne l’idée qu’il se fait de lui-même en tant qu’homme civilisé : le droit de ne pas tuer. Personne ne vous demande votre avis. (p. 24)

Il souligne l’ironie, mais aussi le paradoxe de la guerre qui oblige à outrepasser l’interdit. Un tel passage à l’acte a des conséquences, et elles affectent ce lieu de la jouissance interdite. Le narrateur indique ailleurs dans le roman son horreur de tuer, et également les effets sur les bourreaux des assassinats qu’ils perpètrent d’abord avec répugnance (certains sont abattus pour avoir refusé de tuer), puis avec une jouissance à laquelle ils n’échappent plus, et qui leur fait rejoindre le groupe de la « minorité de sadiques et de détraqués » (p. 24) à leur tête.

Là encore, le narrateur ne cherche pas dans ces constatations une excuse, car ce serait dévier de la position qu’il a prise dès le départ :

Je ne plaide pas la Befehldnotstand, la contrainte par les ordres si prisée par nos bons avocats allemands. Ce que j’ai fait, je l’ai fait en pleine connaissance de cause, pensant qu’il y allait de mon devoir et qu’il était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que ce fût. (p. 24)

Mais il note à la fin du chapitre le caractère sans retour, mortifère, de ces actes atroces :

[…] j’ai passé les sombres bords, et tout ce mal est entré dans ma propre vie, et rien de tout cela ne pourra être réparé, jamais. (p. 30)

Lui qui comme Phèdre a outrepassé la limite, il est hanté par l’horreur, et ses fantasmes sont des hypotyposes du carnage et de la perversion, avec une première comparaison qui renvoie à l’univers de l’extermination, et une suite qui évoque des violences plus récentes – actes terroristes ou coups de folie, sadisme enfantin :

[…] très souvent dans la journée ma tête se met à rugir, sourdement comme un four crématoire. […] je m’imagine qu’un homme entre avec un fusil de chasse et ouvre le feu ; au cinéma ou au théâtre, je me figure une grenade dégoupillée roulant sous les rangées de sièges ; sur la place publique, un jour de fête, je vois la déflagration d’un véhicule bourré d’explosifs, la liesse de l’après-midi transformée en carnage, le sang ruisselant entre les pavés, les paquets de chair collés aux murs ou projetés à travers les croisées pour atterrir dans la soupe dominicale, j’entends les cris, les gémissements des gens aux membres arrachés comme les pattes d’un insecte par un petit garçon curieux, l’hébétude des survivants, un silence étrange comme plaqué sur les tympans, le début de la longue peur. (p. 14)

Pour autant, avec la très profonde honnêteté humaine qui caractérise ce premier chapitre, il précise que ce n’est pas en tant que bourreau que ces fantasmes le hantent. Il les a toujours eus, « depuis bien avant que je ne me sois moi aussi retrouvé retrouvé au cœur de l’ équarrissoir ». C’est qu’il s’agit de ces fantasmes d’horreur, d’angoisse liés aux pulsions sadiques marquées d’interdit qui sont en nous tous.

Un autre souci de précision concerne le type d’écriture et le choix d’un style. Ce n’est pas plus une justification qu’une élaboration théorique, et le narrateur conclut ainsi le dernier paragraphe de la p. 13, qui décrit ses premiers essais d’écriture :

Je m’aperçus que penser, ce n’est pas une bonne chose.

Là encore, le point de vue est clair : celui d’une écriture qui n’est pas une pensée abstraite, mais parle, et qui, parlant de faits et d’actes, est un fait, un acte :

Pour quoi faire, je ne le sais pas trop. (p. 15)

Les procédés d’oralité (segmentation, brièveté) font résonner cette phrase comme une réponse à une question. L’écrit est posé, c’est tout, sans but ni destinataire :

Et en fin de compte, même si je m’adresse à vous, ce n’est pas pour vous que j’écris. (p. 16)

Ce n’est pas d’une constatation désabusée, mais la mise en évidence du statut de l’écrit, de ce qui s’écrit : de la lettre, en tant qu’elle cristallise le rapport à la Chose par le signifiant. Et en effet, le statut du langage dans le roman frappe à plusieurs égards. Le fait que le roman soit écrit en français, qui n’est pas la langue maternelle de l’auteur, instaure peut-être pour lui une mise à distance de l’horreur, en même temps qu’une proximité du tissu signifiant, toujours plus sensible dans une langue seconde.

La compacité de l’écriture est elle aussi remarquable : les paragraphes sont très longs (plus de quatre pages parfois), dans des pages fortement occupées par les caractères (il y en a 70 par ligne sur 40 lignes par page, ce qui donne 2 800 signes par page), très peu aérées, sans presque aucune place laissée au blanc, comme sans respiration, dans une logorrhée confirmée par la longueur du roman (894 pages) et le poids du volume. Les dialogues ne sont pas isolés par des alinéas. Tout se tient, et c’est ce que confirme la phrase :

[…] maintenant, j’ai décidé de reprendre tout ça d’une traite. (p. 15)

On notera le tout ça : le ça renvoie à l’ensemble de la narration, mais il y a, dans le tout, de l’indéfinissable, de l’innommable, qui évoque l’horreur indicible. Déjà, la première phrase du roman employait le ça (« comment ça s’est passé »), dans un rappel éventuel du Voyage au bout de la nuit, mais aussi dans un implicite qui ne peut se situer qu’en deçà de ce qu’il indique – un Réel insoutenable. On retrouve ce tout et ce ça plusieurs fois ensuite, toujours avec la même valeur à la fois déictique et euphémistique pour renvoyer soit à son écriture des événements (p. 16 : « Il faudra vite brûler tout ça pour éviter le scandale »), soit à la guerre et aux horreurs : p. 17 (« Quand tout fut enfin fini, j’ai réussi à venir en France […] »), p. 19 (« Après tout ce qui s’était passé, j’avais surtout besoin de calme et de régularité »).

Les signifiants agissent à la lettre. Je n’en prendrai qu’un exemple :

Une brève pause pour aller vomir, et je reprends. C’est une autre de mes nombreuses petites afflictions […]. C’est un vieux problème, ça date de la guerre, ça a commencé vers l’automne 1941 pour être précis, en Ukraine, à Kiev je pense, ou peut-être à Jitomir. J’en parlerai sans doute aussi. (p. 15)

Le vomissement, il l’évoquera en effet plus loin dans l’ouvrage, en réaction à tous les assassinats de masse sur les populations juives d’Ukraine : ce rejet hors du corps est un symptôme de rejet de l’horreur au moment où il a ses premiers contacts visuels avec elle. Mais, outre la justesse symptomatique de la réaction, il y a aussi l’action de la lettre : la fin des deux noms propres de lieu, le –v de Kiev et le –omir de Jitomir écrivent le verbe vomir.

L’inscription de la lettre se fait également par la métaphore. Le narrateur, après la guerre, a réussi à passer inaperçu grâce à son bilinguisme, et s’est organisé une nouvelle vie familiale et professionnelle : il travaille dans la dentelle (ironie ?). La description du fonctionnement des métiers Leavers qui fabriquent la dentelle, dans la manufacture où il est désormais employé, suit immédiatement, à la p. 16, le paragraphe où il décrit son rapport à l’écriture. Cette description met en jeu à la fois le bilinguisme cette fois-ci de l’auteur (dont la langue maternelle est l’anglais) et une métaphore véritablement « filée » entre la fabrication de la dentelle et celle du texte.

Le nom propre Leavers peut être rapproché du verbe anglais to leave, « quitter, laisser, oublier », mais aussi « rester » quand il s’agit d’une opération. L’écriture est un reste, une production qu’on laisse après soi (c’est ainsi qu’il a défini son rapport à l’écrit, en haut de la p. 16). La description, fondée sur les termes techniques, soulignés en italiques, se rapproche du fonctionnement de sa propre écriture, qui vient nouer les différents fils de la psychè, l’âme humaine, en une dentelle verbale, noire (la dentelle, de fait, est saupoudrée de graphite pour la protéger du gras) comme on écrit noir sur blanc :

Des rouleaux, en bas, alimentent l’ouvrage en fil ; au cœur du métier, cinq mille bobines, l’âme, sont serrées dans un chariot ; puis un catch-bar (nous gardons en français certains termes anglais) vient tenir et balancer ce chariot avec un grand clappement hypnotique, d’avant en arrière. Les fils, guidés latéralement, par des combs en cuivre scellés sur du plomb, selon une chorégraphie complexe encodée par cinq ou six cents cartons Jacquard, tissent des nœuds ; un col de cygne remonte le peigne ; enfin apparaît la dentelle, arachnéenne, troublante sous sa couche de graphite, et qui vient lentement s’enrouler sur un tambour, fixé au sommet du Leavers. (p. 16-17)

Tout ce texte est métaphorique, avec des navettes (!) entre l’anglais et le français, comme l’indique sous un prétexte descriptif la parenthèse : le catch-bar est une barre du mécanisme, mais to catch en anglais signifie « attraper, prendre, saisir » et aussi « surprendre, comprendre ». L’adjectif hypnotique est un hypallage dans le texte au niveau dénoté, puisqu’il s’applique à celui qui entend ce clappement ; en revanche, il fait bien partie de l’isotopie propre à l’imageant. La précision d’avant en arrière, purement descriptive et spatiale pour la machine, introduit la dimension du temps et le rôle de la mémoire. Les combs sont des peignes ou des démêloirs qui guident le mouvement des fils, mais to comb signifie « fouiller, démêler, passer au peigne fin », de même que lui démêle un passé dont le fondement réside dans l’âme humaine. La chorégraphie, déjà métaphorique dans la description, est celle qui règle les autres chapitres de l’œuvre : « Allemandes I et II », « Courante » (dont le sens de « diarrhée » est également requis, puisque c’est un des symptômes qui affectent autant les victimes que le narrateur), « Sarabande », « Menuet (en rondeaux) » et « Gigue ». Tels qu’ils sont nommés (avec le « I et II » des « Allemandes », sans doute lié aux deux guerres mondiales), cela fait « cinq ou six », comme l’approximation des « cinq ou six cents cartons Jacquard » qui « encodent » le guidage des fils. Les nœuds sont aussi ceux d’une intrigue que l’on suit et qui double l’Histoire tout en la soutenant, en permettant de l’écrire d’un certain point de vue : l’histoire, elle fictive, de ce personnage, Maximilian Aue. Dans le col de cygne qui guide le peigne, il est aisé de lire l’homonyme signe, signe d’écriture, lettre, signifiants, dont la trace se trouve dans l’étymologie grecque du mot graphite, puisque graphein signifie « écrire » en grec. L’emploi du verbe tisser, au sens propre dans la description, rappelle évidemment l’étymologie du mot texte. L’aspect graphique du texte est aussi contenu dans l’adjectif arachnéenne, tout à fait propre à décrire la légèreté de la dentelle, mais qui renvoie également à ces « pattes d’araignée » auxquelles est comparée l’écriture manuscrite. Troublante, la dentelle l’est pour cette légèreté et pour ce qu’elle sera amenée à vêtir, mais l’œuvre est troublante, en ce qu’elle dérange, non seulement par des évocations atroces, mais également dans l’idée confortable d’une altérité absolue des bourreaux. Enfin, le tambour sur lequel vient s’enrouler la dentelle a la forme du volumen antique, devenu volume en français : celui que l’on tient entre les mains en lisant le livre.

On pourrait continuer à suivre ces fils, mais d’ores et déjà, à la fin du chapitre « Toccata », le lecteur des Bienveillantes est averti, et placé par Jonathan Littell, relayé par son héros narrateur, en sorte que son regard sur les actions évoquées ne soit pas extérieur mais intérieur à la part d’humanité qui est en jeu dans les événements atroces évoqués. Le Réel de l’horreur, par définition, ne peut être dit, mais la direction est indiquée nettement. La barrière de signifiants construite par l’auteur autour de ce vide et de toute la jouissance qui s’est jouée, ainsi que la fiction installée grâce au personnage de Maximilian Aue, du fait même de tous ses débordements, permettent une appréhension au plus près de ce réel, par la littérature.